La souffrance psychique au travail se porte bien
Selon une récente étude, de plus en plus de salariés souffrent psychiquement de leur travail, les femmes et les cadres étant particulièrement exposés. Un constat déjà réalisé par d’autres enquêtes, qui nécessiterait un renforcement de la prévention. Laquelle s’avère toujours insuffisante.
Une étude publiée par Santé publique France (SPF) le 5 mars confirme l’augmentation très nette de la part des travailleurs qui souffrent psychiquement en lien avec leur activité professionnelle. En 2019, la population concernée a doublé par rapport à 2007, avec 5,9 % des femmes touchées et 2,7 % des hommes. Pour expliquer cette évolution, les auteurs de l’étude évoquent une dégradation des conditions de travail mais aussi « une plus ample verbalisation des salariés ». C’est aussi ce que constate la médecin du travail Marielle Dumortier, qui assure une consultation sur la souffrance au travail à l’hôpital intercommunal de Créteil : « Ces sujets sont davantage médiatisés, alors les gens s’autorisent un peu plus à dire que ça ne va pas. La parole s’est libérée dernièrement, il y a moins de honte à aborder le sujet. Pendant des années, on leur a dit que c’était eux le problème. De plus en plus de personnes prennent conscience que la cause est plutôt à chercher du côté de l’organisation du travail. »
Prévention défaillante
A l’origine de cette souffrance, il y a les facteurs de risques psychosociaux (RPS), dont le poids important dans les expositions professionnelles est attesté par d’autres études, comme l’enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer), menée par la direction statistique du ministère du travail (Dares). Pour autant, les employeurs ne semblent pas avoir pris la mesure du problème. Selon l’enquête nationale Conditions de travail 2019, menée elle aussi par la Dares, moins de la moitié des employeurs publics et privés disposent d’un document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) à jour, les mesures de prévention traitant plus les risques physiques que psychiques. « Il est temps que les entreprises s’interrogent quand les jeunes ne veulent plus s’engager dans certains secteurs particulièrement problématiques », pointe Marielle Dumortier.
Les auteurs de l’étude publiée par SPF suggèrent que « les salariés dont le genre, les catégories socioprofessionnelles et les secteurs d’activité ressortent comme les plus à risque devraient être privilégiés dans la mise en œuvre de mesures préventives ». En l’occurrence, ils montrent que les femmes signalent deux à trois fois plus de souffrances psychiques liées au travail et que, pour elles, le risque est « plus important dans les secteurs du transport et de l’entreposage, de la construction et de l’industrie ». « Ce sont des milieux dans lesquels les femmes sont encore sous-représentées, rappelle Jacques Darmon, médecin du travail intervenant dans un centre de pathologies professionnelles parisien. C’est encore plus difficile pour elles. »
Le poids du genre
Marie Pezé, fondatrice du réseau Souffrance et travail et docteure en psychologie, souligne que « les femmes paient un lourd tribut pour s’adapter à des organisations du travail conçues par des hommes, en fonction du corps des hommes ». Sachant que, « dans la division du travail, elles occupent davantage des postes subordonnés », précise-t-elle. En consultation, cette praticienne voit de plus en plus de femmes « qui ne démarrent leur maternité qu’à la quarantaine parce qu’avant, elles répondent à l’injonction de faire carrière. Les conditions de travail se sont tellement dégradées que ça n’est plus possible de faire les deux, il faut choisir. Tout ceci constitue une roue de hamster folle, qui abime le corps et l’esprit des femmes ».
L’étude de Santé publique France relate aussi que « le risque de signalement d’une souffrance psychique en lien avec le travail augmente avec la catégorie socioprofessionnelle » et atteint un maximum chez les cadres. Selon Marie Pezé, ce serait lié à « cette gouvernance des entreprises et ces organisations du travail qui sécrètent du reporting. Cela représente une charge cognitive inutile ». De leur côté, les praticiens de la consultation de souffrance au travail de l’hôpital intercommunal de Créteil ne constatent pas une telle prévalence des cols blancs. Ils suivent plus souvent des personnels des professions intermédiaires ou des employés atteints par des troubles anxieux et dépressifs liés au travail. Pour Nicolas Sandret, médecin du travail attaché à la consultation, cet écart peut s’expliquer par des expositions différentes au job strain, ou travail sous tension1
. « Globalement, les cadres en souffrent un peu moins car, s’ils ont une charge de travail plus importante, ils disposent aussi de marges de manœuvre plus grandes », rappelle-t-il.
Une réparation difficile
Pour Jacques Darmon, la surexposition des cadres pointée dans l’étude de SPF pourrait avoir une autre explication. « Chez les travailleurs moins qualifiés, la souffrance au travail se traduit peut-être davantage par des effets physiques et, chez les cadres, par des atteintes psychiques, voire du burn-out », note-t-il. Comme les auteurs de l’étude, il déplore l’absence de tableau de maladie professionnelle dédié à la souffrance psychique, ce qui complique la reconnaissance et l’indemnisation des atteintes à la santé. Quand les circonstances le permettent, la déclaration de ces atteintes en accident du travail demeure une option. Car la reconnaissance en maladie professionnelle relève encore du parcours du combattant.
- 1Le job strain est caractérisé par un déséquilibre entre les exigences du travail et les latitudes ou le soutien dont dispose le salarié pour y faire face. Le modèle dit de Karazek, et le questionnaire afférent, permettent de le mesurer.