Souffrance des soignants : un rapport pour rien !
Remis au gouvernement le 9 octobre, le compte rendu d’une mission sur la santé des professionnels du soin propose des solutions bien maigres au regard du problème massif de souffrance au travail. Plutôt que remettre en question l’organisation du travail, il renvoie les soignants à leur mode de vie.
Peut-on consacrer un rapport à la santé des soignants en faisant l’impasse sur l’organisation du travail ? En mars 2023, le gouvernement avait lancé une mission pour dresser un état des lieux et proposer des mesures contre le mal-être profond des professionnels du soin. Mais le rapport remis le 9 octobre à Agnès Firmin-Le Bodo, ministre en charge de l’Organisation territoriale et des Professions de santé, déçoit une grande partie des syndicats et des experts de la santé au travail, qui lui reprochent autant sa méthodologie que la faiblesse de ses analyses.
La mission s’est formée autour de Philippe Denormandie, chirurgien de profession et ancien directeur général adjoint de Korian, un groupe d’Ehpad (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) épinglé pour les conditions de travail de ses salariés. Marine Crest-Guilluy, médecin généraliste, et Alexis Bataille-Hembert, infirmier de formation aujourd’hui responsable des relations publiques d’une fondation, sont les deux autres rapporteurs. Soit « trois personnes qui ne travaillent pas du tout dans les hôpitaux, dénonce d’emblée Isabelle Crouzet-Godard, experte santé travail de la fédération Santé Action sociale de la CGT. Les instances représentatives du personnel sont absentes [de la mission] et seul l’avis du Syndicat des managers publics de santé (SMPS) a été pris en compte. »
Des travaux pléthoriques occultés
Depuis le Canada, Quentin Durand-Moreau, professeur adjoint de médecine du travail à l’université de l’Alberta, s’agace aussi : « La France est un des pays qui comporte le plus de médecins du travail et on a demandé leur analyse à des gens qui se positionnent comme professionnels de la santé, mais sans aucune expertise sur le travail. » En lisant dans le rapport qu’« à ce jour, peu de données probantes permettent de dessiner clairement un état des lieux des priorités à donner à un sujet aussi vaste que peut l’être la santé des professionnels de santé », il est tombé de sa chaise. « Nous croulons sous les travaux sur la santé des soignants, assure-t-il. C’est très certainement la population professionnelle la plus étudiée du fait de l’accessibilité des données et de la facilité à mettre en place des études épidémiologiques. » A ses yeux, « c’est une stratégie d’affirmer qu’il n’y a pas de constat, qu’il faut d’abord l’établir, pour donner l’illusion d’une action en mettant uniquement les moyens sur le diagnostic ».
L’Association nationale de médecine du travail et d’ergonomie du personnel des hôpitaux (ANMTEPH) regrette de son côté de n’avoir été qu’auditionnée par la mission. « Nous aurions pu être beaucoup plus partie prenante, aider à l’élaboration du questionnaire préalable à l’état des lieux, par exemple, en interrogeant davantage sur les risques professionnels », avance sa présidente honoraire, Hélène Beringuier, médecin du travail retraitée de la fonction publique hospitalière. Car le diagnostic, à lui seul, interpelle. Résultat d’un questionnaire auquel près de 50 000 professionnels de santé ont répondu au printemps 2023, il indique que plus d'un soignant sur deux déclare avoir connu un ou plusieurs épisodes d'épuisement professionnel, contre 34 % pour l’ensemble des salariés français selon un baromètre réalisé avant l’été 2022. Mais le plus souvent, aucun comparatif n’est apporté par rapport à la population générale.
Bien manger, bien dormir, seuls remèdes au mal-être
En recommandant de bien manger, de bien dormir ou d’éviter l’alcool et le tabac, les préconisations amènent par ailleurs sur le terrain de la responsabilité individuelle et pourraient s’appliquer à n’importe quelle profession. « Quand on dit aux aides-soignantes de faire du sport, elles nous répondent à juste titre : “Vous ne croyez pas qu’on est déjà assez crevées ?”, et ce compte tenu du manque de personnel et d’équipements pour éviter la pénibilité de ce métier physique ainsi que des journées ou nuits à rallonge », témoigne Hélène Beringuier. Isabelle Crouzet-Godard, de la CGT, déplore « l’écart entre un constat, dramatique sur la souffrance au travail, et des propositions vides, purement hygiénistes, voire culpabilisantes ». « Le problème des horaires alternants jours et nuits n’est pas abordé, ni l’organisation du travail en douze heures, alors que nous demandons qu’elle se fasse sur dix heures maximum », illustre-t-elle. Un constat partagé par l’ANMTEPH. Hélène Beringuier alerte sur « le manque de moyens destinés à la prévention collective dévolus aux soignants, tant les établissements sont pris à la gorge ». « Les conditions de travail donnent de moins en moins l’opportunité aux soignants de se reconnaître dans le travail bien fait, observe Quentin Durand-Moreau. Or la maltraitance institutionnelle va à l’encontre de la finalité du système de soins : bien soigner les gens. »
Un seul des six axes de recommandation, « Prévenir les risques professionnels, en repensant l’organisation de l’offre de médecine de santé au travail et en sensibilisant l’écosystème », aborde mais en les survolant les changements structurels nécessaires. Le cabinet de la ministre Agnès Firmin-Le Bodo, qui n’a pas répondu aux questions de Santé & Travail, devrait s’appuyer sur ce rapport avant d’annoncer en décembre sa feuille de route pour améliorer la santé des professionnels du soin. Un plan qui risque de passer à côté des enjeux autour des conditions de travail et de la prévention des risques.