« La souffrance au travail est devenue un business »
Dans Le salaire de la peine, la psychologue du travail, consultante spécialiste des risques psychosociaux, accuse certains de ses pairs de "vendre aux entreprises ce qu'elles veulent acheter", à l'encontre de l'éthique professionnelle.
Psychologue du travail, vous recevez des patients et intervenez également en entreprise. En quinze ans de pratique, qu'avez-vous constaté ?
Sylvaine Perragin : J'ai observé un double mouvement très paradoxal. D'un côté, la souffrance au travail est aujourd'hui hypermédiatisée. De l'autre, elle n'a pas baissé, elle a peut-être même augmenté. D'abord parce que les cabinets de consultants qui procèdent aux évaluations des risques psychosociaux préconisent des solutions qui ne sont pas souvent appliquées. Ensuite, et surtout, parce que ces mêmes cabinets ne vendent pas du bien-être au travail, mais du bien-être pour que l'entreprise soit encore plus rentable !
La souffrance au travail est devenue un business. Du coup, les cabinets proposent aux entreprises ce qu'elles veulent acheter, alors même que les consultants sont censés avoir une éthique. Quand, par exemple, on leur demande des formations aux entretiens individuels d'évaluation, ils peuvent refuser - notamment parce que l'on sait depuis longtemps que ces entretiens cassent les collectifs -, surtout si, par la suite, on leur réclame des formations pour ressouder ces mêmes collectifs... Personnellement, c'est ce que je fais : il y a des demandes que je refuse.
Mais les consultants ont-ils vraiment des marges de manoeuvre ?
S. P. : Tout à fait. On a l'impression, en France, de ne pas avoir le choix, en tant que salarié, en tant qu'intervenant extérieur, en tant que manager... Mais ce n'est pas vrai : nous avons toujours le choix, même s'il est parfois difficile à faire. Notre rôle, en tant que consultant, est de conseiller les employeurs, de les aider à réfléchir. Ils sont souvent démunis. Et mettent en oeuvre des solutions qui ne sont pas les plus appropriées. La semaine dernière, une entreprise dans laquelle il y avait eu des suicides m'a demandé des contacts pour de la méditation... Nous avons discuté pour mettre en évidence que ce n'était pas la priorité.
L'organisation du travail n'est pas totalement changée après l'intervention d'un consultant, mais les interlocuteurs ont réfléchi et envisagent, parfois, la relation au travail autrement, plus collectivement, plus centrée autour des besoins des salariés. J'ai vu des entreprises qui supprimaient des réunions inutiles, ou des tableaux de reporting, pour que les salariés puissent exercer vraiment leur activité. Une couturière, chef d'atelier dans une grande maison de couture, m'a dit un jour qu'elle ne touchait pas une aiguille avant 16 heures à force de remplir des tableaux, que d'ailleurs personne ne regardait.
Par ailleurs, quand je mets en place des groupes d'échange de pratiques, j'insiste beaucoup sur l'importance de la coopération. Il nous faut comprendre pourquoi un groupe de salariés, travaillant par exemple dans un même service, ne se parle plus. La question à se poser est de savoir ce qui fait que, dans cette organisation du travail, il n'est pas possible de coopérer naturellement.
Il y aurait donc des possibilités de changement ?
S. P. : Oui, sauf quand des sommes importantes investies par de grands groupes financiers sont en jeu. Dans ce cas-là, seul le résultat financier compte. Rien à faire. J'ai déjà vu des directeurs, dans des groupes hôteliers, qui essayaient d'améliorer les conditions de travail des salariés de leur hôtel et qui finissaient, au bout du compte, par se faire virer.
Sinon, globalement, mes interlocuteurs sont de bonne volonté. Après, c'est une démarche de longue haleine, mais qui est absolument nécessaire : les salariés perdent le sens de leur travail. Il faut le retrouver, ainsi que du bon sens de manière générale. Ça ne se décrète pas. Et ça prend du temps.
Le salaire de la peine. Le business de la souffrance au travail, par Sylvaine Perragin, Seuil/Don Quichotte, 2019.