Sourds au travail : écoutez leur différence !
Les salariés sourds ont besoin de repères visuels pour s'informer et ne pas être coupés de leurs collègues "entendants". Dès lors, comment organiser le travail au sein des équipes ? Une question au coeur des Assises de l'inclusion professionnelle et de la diversité.
Un jour, le salarié s'est levé et a envoyé voler son bureau en lançant à son collègue qui venait de lui prendre un crayon : "Comment as-tu osé !?" Personne n'a compris. Cela faisait dix ans qu'il entretenait de bonnes relations avec ses camarades de travail, mais, à force de demander en vain des dispositifs adaptés à sa surdité pour pouvoir effectuer toutes ses activités, il avait fini par accumuler les griefs, raconte Sophie Dalle-Nazébi, sociologue au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (Lisst) de l'université de Toulouse 2. Un "salarié volcan", dit-elle, en reprenant l'expression d'un employé, sourd lui aussi. Certains explosent à retardement quand d'autres s'isolent, s'échappant à l'heure du déjeuner ou se retrouvant entre sourds de la même entreprise. Du fait de leur handicap, qui ne se voit pas au premier abord, les sourds ou les malentendants au travail rencontrent des difficultés réelles pour effectuer leurs tâches, s'intégrer dans l'unité ou le service auquel ils sont affectés. Et travailler ensemble peut également être compliqué pour leurs collègues "entendants".
Détresse psychologique
Ces problèmtiques sont au programme des premières Assises nationales de l'inclusion professionnelle et de la diversité, tenues du 6 au 8 octobre, à Paris, et organisées par la Fédération nationale des sourds de France (FNSF), le Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis) et le Groupe d'étude sur le travail et la santé au travail (DIM Gestes). Sophie Dalle-Nazébi en est l'une des chevilles ouvrières. "Longtemps, il est apparu comme normal que les personnes sourdes, malentendantes ou "devenues sourdes" souffrent au travail parce qu'elles étaient inadaptées", rappelle la sociologue. Aujourd'hui, compte tenu de l'évolution des connaissances et de la législation en faveur de l'emploi des personnes handicapées (voir encadré), on est en droit d'attendre que "leur différence" - comme dit Sophie Dalle-Nazébi - soit mieux prise en compte. Les efforts qu'ils doivent déployer pour compenser l'inadaptation de leur poste de travail à leur handicap les soumettent en outre à une pression et à un stress qui ont des conséquences sur leur état de santé. Selon le Baromètre santé sourds et malentendants 2011-20121 , 34 % de ces actifs handicapés sont en situation de détresse psychologique attribuée au travail (contre 5,4 % de la population générale) et 10,3 % ont pensé à se suicider au cours des douze derniers mois en raison de leur situation professionnelle (contre 1,4 %).
Les personnes qui n'entendent pas ou qui entendent mal ont besoin de repères visuels pour s'informer. Or les situations d'échange et de communication orales entre salariés ne manquent pas, qu'il s'agisse d'un entretien informel entre deux personnes dans un bureau, d'une réunion entre collègues, où les conversations sont difficiles à suivre quand plusieurs personnes parlent en même temps... Quand on y prête attention, on s'aperçoit que les salariés ne cessent d'échanger verbalement, que ce soit pour transmettre des consignes, demander un conseil, faire un retour d'expérience...
Efforts et ajustements mutuels
Les salariés sourds ont donc à endosser "un travail en plus", indiquent dans une étude2 Sophie Dalle-Nazébi et son collègue Sylvain Kerbourc'h, sociologue au Centre d'études de l'emploi : "La réunion finie, ils doivent aller questionner les participants afin de savoir ce qu'ils y ont dit et décidé. Dans leur équipe, ils chercheront des collègues de confiance avec lesquels ils pourront établir un fonctionnement ad hoc de travail, clarifiant un protocole pour l'un, traduisant un terme incompris pour l'autre, rapportant des nouvelles d'un collègue absent, etc. Ils guetteront les changements de rythme dans le bureau, l'effervescence des discussions étant l'indice d'événements particuliers et d'un éventuel repositionnement professionnel."
Il est par conséquent primordial de réfléchir à l'aménagement des postes de travail et à l'organisation à mettre en place, en tenant compte du handicap de tel ou tel collaborateur et en recherchant des dispositifs permettant à tous de pouvoir communiquer. Comme le souligne Sylvain Kerbourc'h, "c'est une question qui devrait se poser d'emblée, quand on embauche un salarié sourd. Or elle se pose souvent après coup", quand les problèmes surviennent.
Parmi les outils disponibles, la vélotypie permet la retranscription simultanée d'une réunion, sorte de sous-titrage en direct. Il est par ailleurs possible de recourir à un interprète en langue des signes française (LSF), à condition de le réserver en perspective de la réunion et, au besoin, d'installer une webcam pour une traduction à distance. Enfin, les collègues peuvent être sensibilisés à quelques principes : regarder son interlocuteur pour parler, utiliser des rudiments de LSF, recourir à l'expression corporelle et au dessin, etc. Ce qui peut être bénéfique pour tous, assurent Sylvain Kerbourc'h et Sophie Dalle-Nazébi : "Le travail de sensibilisation que font les sourds auprès de leurs collègues sur ces différentes manières de faire consiste à envisager les relations professionnelles dans des efforts et ajustements mutuels." Et à analyser les situations de travail en se demandant ce qui est vraiment indispensable et quelles sont les missions réelles de chaque métier. Yves, développeur et collègue d'un webdesigner sourd, l'a constaté : faire venir un interprète est devenu "un avantage" pour leur équipe lors des réunions, "parce que les personnes ne parlent plus entre elles et qu'il y a vraiment un respect" de celui qui parle.
Encore faut-il que l'équipe de travail dispose d'un temps suffisant pour les échanges, qu'ils soient verbaux ou gestuels. Et encore faut-il que les budgets nécessaires aux aménagements de poste ne soient pas contestés (voir encadré). Les deux sociologues observent un "phénomène de négociation des moyens", notamment "une remise en cause assez fréquente du rôle des interprètes". Heureusement, ces cas ne constituent pas une généralité. Il existe aussi des employeurs qui impliquent les salariés sourds dans la définition des règles de communication. Dans une entreprise publique du secteur agricole, par exemple, un groupe de travail composé de sourds et d'interprètes a pu plancher sur les néologismes du métier pour leur trouver une traduction en LSF, à laquelle tout le personnel a été formé.
Enfin, toujours selon le baromètre cité plus haut, 18 % des personnes sourdes ou malentendantes déclarent un mieux-être lié à la vie professionnelle. Ce sont plus souvent des locuteurs de la langue des signes, mais aussi des personnes bénéficiant de davantage de soutien des collègues, pouvant suivre leurs propres méthodes et se trouvant plus rarement en situation de tension avec le public.