
La sous-reconnaissance, maladie chronique de la santé au travail
Chaque année, des dizaines de milliers de salariés échouent ou renoncent à faire reconnaître leur pathologie comme liée au travail. Un phénomène massif, préjudiciable pour les victimes mais aussi pour la prévention. Deuxième volet de notre dossier « Maladies professionnelles : soigner la reconnaissance ».
« Un véritable parcours du combattant ! » C’est l’expression la plus utilisée pour qualifier les épreuves qui attendent les victimes décidées à faire reconnaître l’origine professionnelle de leur maladie. Et pourtant, même si le système souffre de nombreux dysfonctionnements, il est regrettable qu’autant d’entre elles passent chaque année à côté de leurs droits. C’est préjudiciable individuellement mais aussi collectivement, pour l’ensemble du système de réparation et de prévention des risques professionnels : mal réparées, les maladies professionnelles sont aussi mal prévenues. « Plus les pathologies professionnelles sont reconnues, plus elles sont statistiquement visibles et plus elles apparaissent donc comme des cibles légitimes d’actions de prévention », écrivent les sociologues Blandine Barlet et Giovanni Prete dans un rapport de recherche de l’Inserm paru en 2021.
La sous-reconnaissance des maladies professionnelles est un peu la maladie chronique de la santé au travail depuis que le système existe. Elle est régulièrement et très officiellement pointée dans les rapports présentés au Parlement et au gouvernement, tous les trois ans, par une commission d’experts présidée par un magistrat de la Cour des comptes. Cette commission est chargée de déterminer le montant que la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) doit reverser à l’assurance maladie en guise de compensation : cette dernière a en effet pris en charge des dépenses qui auraient dû échoir à la première. Dans la plus ancienne édition de son rapport, en 1997, la commission avait évalué le manque à gagner à 888 millions de francs, soit 135 millions d’euros. Dans la dernière, en 2024, la même instance a estimé que la fourchette du montant se situait entre 2 et 3,8 milliards d’euros.
21 100 et 111 200 cas de souffrance psychique occultés
Il est regrettable qu’au cours des 27 années qui séparent ces estimations, nombre des mesures proposées dans chaque édition n’aient pas été suffisamment prises en compte. Ainsi, s’agissant des risques psychosociaux (RPS), la commission estime, à l’appui notamment des données de Santé publique France, qu’il devrait y avoir entre 46 000 et 136 000 cas de souffrance psychique liés au travail reconnus en maladies professionnelles ou en accidents du travail. L’ampleur de la sous-reconnaissance s’étire entre 21 100 et 111 200 cas, ce qui représente un manque à gagner de 127 à 668 millions d’euros. Les troubles musculosquelettiques (TMS), première cause de maladie professionnelle avec 87% des pathologies reconnues, n’échappent pas non plus à la sous-reconnaissance, avec une fourchette comprise entre près de 60 000 et plus de 132 000 cas. Même constat avec les cancers professionnels : entre 67 000 et près de 100 000 cas seraient concernés. Avec un manque à gagner qui pourrait atteindre 900 millions d’euros.
Ce mal récurrent a de nombreuses explications sur lesquelles, là encore, on ne compte plus les rapports officiels, les publications scientifiques et les prises de position politiques, syndicales ou associatives recommandant des mesures correctives. Nous en retiendrons trois. La première est à lire dans un avis rendu en décembre 2024 par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), qui pointe le défaut d’actualisation des tableaux de maladie professionnelle au regard de l’évolution des connaissances scientifiques. « Des recherches en santé publique – parfois récentes – permettent aujourd’hui d’objectiver des liens entre travail et santé non considérés par les tableaux existants, peut-on lire. Leur meilleure prise en compte permettrait de renforcer la cohérence et l’efficacité du système de reconnaissance des MP. Elle permettrait également de contribuer à l’amélioration générale de l’accès à cette reconnaissance et à la réduction des inégalités socioprofessionnelles. » Et les rapporteurs de l’avis de proposer la révision de nombreux tableaux, comme le fameux tableau 57 sur les TMS, ou d’en créer de nouveaux. Par exemple sur les pathologies psychiques en lien avec des facteurs de risques organisationnels, pour lesquels le niveau de preuve de la relation est forte.
Des médecins aux abonnés absents
Une autre source du dysfonctionnement du système est la défaillance de la médecine du travail. Comme le rappelle le rapport de la commission sur la sous-déclaration, « les médecins du travail, qui ont une connaissance fine du cursus laboris des salariés et des risques auxquels ils ont été exposés, sont des acteurs clés du dispositif de déclaration et de reconnaissance des maladies professionnelles. L’implication de ceux-ci dans l’information, la sensibilisation et l’accompagnement des salarié(e)s en termes de reconnaissance en MP serait un excellent levier contre la sous-déclaration. » On ne saurait mieux dire. Et l’on pourrait ajouter qu’ils sont les seuls praticiens qui, légalement et déontologiquement, peuvent attester du lien entre les expositions professionnelles des salariés qu’ils surveillent et leur état de santé. Et pourtant, ils ne remplissent que très rarement le certificat médical initial (CMI), document qui permet à la victime de déclarer sa maladie professionnelle. Plus étonnant encore, lorsqu’ils sont interrogés par l’assurance maladie sur les expositions professionnelles de la victime et sur le lien avec la pathologie déclarée, il est très rare qu’ils répondent…
Enfin, l’indigence de l’indemnisation des victimes est une autre cause de sous-déclaration. Contrairement à d’autres risques avec tiers responsable – accidents de la circulation, accidents médicaux… – et à l’exception des victimes de l’amiante, la réparation des AT-MP est forfaitaire. En échange de la présomption d’imputabilité selon laquelle la victime n’a pas à apporter la preuve du lien entre l’exposition et sa pathologie, seul le préjudice dit de « perte de capacité de gains » est indemnisé, et seulement en partie, en fonction du taux d’incapacité permanente partielle (IPP). Les autres préjudices ne sont réparés qu’en cas de faute inexcusable de l’employeur devant le pôle social des tribunaux judiciaires. Le jeu n’en vaut pas toujours la chandelle, d’autant que les médecins conseils des caisses de Sécurité sociale ont la fâcheuse tendance de minimiser les taux d’IPP. Il faut souvent batailler pour obtenir un taux en rapport avec les conséquences réelles de la pathologie.
Mais pour terminer sur une note positive, la réforme votée dans le cadre de l’article 24 du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) 2025 devrait changer la donne. L’indemnisation, certes forfaitaire, du déficit fonctionnel permanent en plus de la réparation du préjudice professionnel devrait améliorer significativement le montant de l’indemnisation. Une bonne raison, donc, de tout mettre en œuvre pour faire reconnaître davantage de maladies professionnelles.