Inspection du travail : la SSII Steria épinglée sur les risques psychosociaux
Suite à des constats inquiétants sur les risques psychosociaux, l'administration a mis en demeure la société d'ingénierie informatique Steria d'évaluer et de réduire ces derniers. Une démarche coercitive, mais jugée insuffisante par les syndicats
La situation était dramatique... elle s'aggrave", s'alarme Hocine Chemlal, délégué syndical central CGT chez Steria, société de services en ingénierie informatique (SSII). Pour lui, les risques psychosociaux pesant sur les quelque 3 000 salariés de l'établissement situé à Meudon-la-Forêt (Hauts-de-Seine) nécessitent des mesures d'urgence. Une inquiétude partagée par l'Inspection du travail. Dans une mise en demeure adressée le 5 août à la direction de Steria, elle lui a réclamé, sous quatre mois, une évaluation des risques sur l'établissement et un plan d'action conforme aux principes généraux de prévention.
Plus impérative qu'une lettre d'observation, cette injonction, adressée par la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte) d'Ile-de-France, ne vise pas à sanctionner la SSII, du moins dans un premier temps, mais à obtenir une régularisation de sa situation. Une démarche peu fréquente sur le terrain des risques psychosociaux (RPS). C'est d'ailleurs à ce titre que l'inspecteur du travail intervenu chez Steria l'a présentée lors d'un colloque sur la prévention des RPS organisé en novembre dernier, sans citer l'entreprise. Ce qui n'a pas empêché les syndicalistes de Steria, présents à ce colloque, de dénoncer la situation au sein de la SSII.
La mise en demeure, dont Santé & Travail a pu se procurer une copie, est signée de la directrice régionale adjointe, qui a décliné tout entretien téléphonique avec la rédaction. Le courrier fait état de deux tentatives de suicide depuis mars 2013 et pointe l'existence de risques pour la santé mentale des salariés de Steria à Meudon-la-Forêt.
Anxiétés chroniques
Il s'appuie notamment sur le rapport d'activité du médecin du travail de 2011, qui signalait que les maladies "les plus fréquemment diagnostiquées" sur l'établissement étaient d'ordre psychopathologique et prenaient la forme "de dépressions aiguës réactionnelles, d'anxiétés chroniques et/ou aiguës et de syndromes d'épuisement professionnel". En outre, dès 2010, le cabinet Présence psychologique, intervenu à la demande de l'entreprise, avait révélé que 8 % des salariés du site étaient en souffrance au travail, en lien notamment avec des pressions temporelles et des objectifs irréalisables. Le cabinet Technologia, mandaté à la même époque par le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), avait observé lui aussi qu'une majorité de salariés interrogés vivaient un mal-être au travail.
Des constats que la direction a refusé de prendre en compte, selon les syndicats"Technologia recommandait la mise en place de quatre groupes de travail paritaires, mais rien n'a été fait", indique Hocine Chemlal, qui était alors secrétaire du CHSCT. Il déplore cette inertie de la direction. "Il s'agit d'un problème récurrent et ancien", tempête de son côté Joseph Raad, membre du nouveau CHSCT et délégué syndical central de Steria avenir, un syndicat indépendant. Il rappelle que l'établissement a connu deux suicides en 2008, dont un en pleine nuit chez un client. "Des collègues sont sous pression, plusieurs subissent du harcèlement moral et une enquête du CHSCT début 2013 a révélé six situations graves, dont deux reconnues en maladies professionnelles", poursuit-il, avant de préciser que "le document unique d'évaluation des risques reconnaît l'existence de risques psychosociaux mais ne prévoit aucune mesure de prévention".
Sollicitée à plusieurs reprises, la direction des ressources humaines de Steria n'a pas souhaité répondre aux demandes d'entretien de Santé & Travail. Mais, dans un droit de réponse au site d'information www.channelnews.fr, le 9 octobre, la direction a contesté le caractère professionnel des récentes tentatives de suicide. Elle a relevé cependant plusieurs facteurs de risque, listés dans la mise en demeure : charge de travail, articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, rapports sociaux au travail, relations avec les clients, aménagement des locaux et des postes de travail. Avant de promettre "un plan d'action dans le cadre d'une démarche globale de prévention".
Afin de la guider dans cette démarche, l'administration du travail a précisé que l'évaluation des RPS devait prendre en compte les facteurs de risque identifiés dans le rapport d'expertise coordonné par Michel Gollac (voir "Repères"). Adapté au contexte d'activité de la SSII, cela exigerait de la direction qu'elle se penche par exemple sur les exigences émotionnelles liées au travail, notamment dans le cadre des relations avec les clients. Mais aussi sur l'autonomie des salariés et la possibilité qu'ils ont d'anticiper les évolutions de l'activité. Sans oublier les conflits de valeurs, quand les contraintes imposées ne permettent plus de faire un travail de qualité, ou l'insécurité de la situation de travail, entre deux contrats chez des clients.
Dépassements d'horaires
"En intercontrat, des ingénieurs et techniciens obligés de venir au bureau mais sans travail, voire sans ordinateur ni siège, sont montrés du doigt comme s'ils étaient responsables de l'absence de mission", explique Hocine Chemlal. "La situation existe dans d'autres SSII, note Dana Shishmanian, responsable du syndicat CFTC de la branche Syntec. Mais chez Steria, aucun accord d'entreprise n'a été négocié pour décliner et renforcer l'accord de branche sur la prévention des risques psychosociaux signé en février dernier." Cet accord réaffirme notamment la nécessité d'un décompte du temps de travail, l'exclusivité du lien de subordination avec l'employeur (et non avec le client) et l'obligation d'un plan de prévention des risques pour toute mission de plus de 400 heures chez un client. Ces plans de prévention chez le client manquent souvent. Et les salariés de Steria connaissent fréquemment surcharge de travail et dépassements d'horaires.
A ce titre, dans un courrier adressé en novembre à la DRH de Steria, l'Inspection du travail souligne l'absence de décompte de la durée du travail pour quelque 2 000 salariés. Cette infraction, déjà relevée en 2008, peut conduire à une amende de 750 euros... multipliée par le nombre de salariés concernés. Dans ce courrier, l'Inspection prend bonne note des mesures annoncées par Steria : groupes de travail, élaboration d'une procédure d'alerte, formation des managers, hotline. Elle rappelle que le CHSCT doit être étroitement associé au processus. Le document met également en garde direction et management : "En cas d'accident du travail, de suicide, de harcèlement, j'examinerai les conditions de travail de la personne au vu de vos engagements et au vu de leur respect effectif."
De quoi convaincre la direction d'agir ? Pour les syndicats de Steria, cette démarche ne suffit pas. Ils jugeraient plus efficace un signalement au parquet, conformément à l'article 40 du Code pénal, à l'instar de ce qui a été fait pour France Télécom, avec trois mises en examen à la clé. "La CGT se porterait partie civile", déclare Hocine Chemlal. Mais certains n'ont pas l'intention d'attendre. "Nous allons demander au procureur d'intervenir, pour la défense des salariés", affirme ainsi Joseph Raad.