Substitution des toxiques : un problème de famille ?
Remplacer le bisphénol A, perturbateur endocrinien dangereux pour la santé, par d’autres bisphénols n’est pas une bonne idée. Car ces substances ont des propriétés similaires. Un écueil que la réglementation devrait mieux prendre en compte.
Qui n’a pas déjà entendu parler du bisphénol A (BPA) ? Cette substance est un perturbateur endocrinien, emblématique de cette catégorie de substances chimiques qui peuvent interférer avec le fonctionnement du système endocrinien et induire des effets délétères pour la santé humaine. Le BPA a ainsi été classé comme toxique pour la reproduction de catégorie 1B (présumé reprotoxique) au niveau européen.
Il est utilisé depuis plusieurs décennies dans un grand nombre d’applications industrielles, principalement la production de plastiques rigides de type polycarbonates, en vue de la fabrication de divers produits : verres de lunettes, vitrages de sécurité, boîtiers de téléphones portables ou d’ordinateurs, etc. Le BPA est également employé dans la production de résines époxydes, afin de protéger des équipements et objets (coques de navire, tuyauteries en métal ou en béton, etc.). Ces résines sont aussi appliquées à l’intérieur de contenants alimentaires, par exemple les boîtes de conserve ou les canettes. On retrouve enfin du BPA dans la synthèse de certains retardateurs de flamme et comme révélateur dans les papiers thermiques, utilisés pour les tickets de caisse notamment.
Du bisphénol A au S
Du fait de ses propriétés toxiques, le BPA a fait l’objet d’un certain nombre de mesures réglementaires aux niveaux français et européen, en vue de réduire les expositions et de protéger la santé humaine, à l’instar de l’interdiction des biberons en plastique. La mise sur le marché de papiers thermiques contenant du BPA a aussi été interdite en Europe à compter du 2 janvier 2020, compte tenu des risques liés à la manipulation des tickets de caisse par les caissières.
Ces interdictions ont bien sûr posé la question de la substitution par d’autres substances, moins nocives. Concernant les papiers thermiques, depuis 2020, les industriels ont principalement remplacé le BPA par le bisphénol S (BPS). Ce que confirme une étude réalisée par l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) : en 2019, 187 kilotonnes de papier thermique à base de BPS ont été mises sur le marché de l’Union européenne (UE). L’agence européenne estime que d’ici 2022, 61 % de l’ensemble du papier thermique utilisé dans l’UE sera à base de BPS.
Or le BPS est fortement suspecté d’être lui aussi un perturbateur endocrinien. Il a notamment été classé fin 2020 comme toxique pour la reproduction par le comité d’évaluation des risques de l’Echa. Rien d’étonnant à cela. Les bisphénols constituent une famille de produits chimiques aux propriétés similaires. Etant donné que le BPS est une molécule structurellement très proche du BPA, on peut suspecter que ses mécanismes d’action biologique sont très semblables, si ce n’est identiques, conduisant ainsi aux mêmes effets sur la santé.
Des échecs prévisibles
Ce n’est pas la première fois que des solutions de substitution s’avèrent inopérantes pour protéger la santé et l’environnement, du fait de l’état des connaissances sur les produits identifiés en premier lieu comme des alternatives, faute de données ou de conclusions fermes sur leurs propriétés toxiques. Il faut en général attendre une augmentation des volumes utilisés pour disposer d’un nombre plus important d’études permettant d’évaluer la toxicité à long terme des produits de substitution. Un processus qui peut durer plusieurs années.
Néanmoins, dans le cas du BPS, il y avait de quoi anticiper ce type d’écueil, du fait des quelques études disponibles et surtout de la structure chimique de la substance, similaire à celle du BPA. Le comité d’évaluation des risques de l’Echa avait lancé l’alerte, en 2015, dans son avis sur le dossier, estimant que le BPS, repéré comme une alternative potentielle au BPA, avait un « profil toxicologique » proche et ne devrait pas être utilisé comme solution de substitution. Mais ce n’était qu’une mise en garde, la décision revenant aux industriels concernés.
Une timide évolution de la réglementation
Fallait-il alors interdire la substitution du BPA par d’autres bisphénols ? C’est ce que suggérait en 2018 le CHEM Trust, une ONG qui prône le remplacement des produits dangereux par des substances plus sûres. Dans un rapport publié en anglais et intitulé, en français, Du BPA au BPZ : une soupe toxique ? Comment des entreprises remplacent une substance chimique dangereuse par une autre, et comment le législateur peut agir pour y mettre fin, l’ONG encourageait les pouvoirs publics à « réglementer les substances par groupe, plutôt qu’individuellement ». En posant un principe : « En l’absence de données fiables prouvant le contraire, des substances chimiques avec une structure similaire doivent être considérées comme ayant des propriétés toxicologiques aussi dangereuses que celles de la substance connue la plus toxique de la famille. »
Le règlement européen Reach sur les produits chimiques, qui encadre l’évaluation des risques toxiques, n’a pas évolué dans ce sens depuis 2018. Cependant, l’Echa s’intéresse depuis peu aux bisphénols en tant que groupe. Une nouvelle proposition de restriction d’utilisation du BPA, cette fois-ci pour gérer des risques environnementaux, est en cours de préparation. Et compte tenu de l’utilisation accrue de bisphénols comme produits de substitution et de l’augmentation des quantités retrouvées dans l’environnement, le champ d’application de cette restriction vise également les bisphénols présentant un risque similaire à celui du BPA.
L’agence européenne n’oublie pas non plus d’accompagner les entreprises face à leurs obligations en matière de substitution. Elle a mis en place en 2018 une stratégie de promotion de la démarche. L’un de ses quatre axes principaux consiste à faciliter l’utilisation des données issues des règlements Reach et CLP, ce dernier concernant la classification, l’étiquetage et l’emballage des substances dangereuses. L’objectif est de mieux évaluer les risques présentés par les alternatives. L’Echa encourage également l’industrie à utiliser des outils tels que les QSAR (Quantitative Structure Activity Relationship), des modèles statistiques prédictifs permettant d’identifier les propriétés physico-chimiques ou biologiques de composés à partir de leur structure chimique.
Gare au bisphénol B !
En attendant, les agences nationales se « débrouillent » avec les outils à leur disposition pour tenter de prévenir des « substitutions regrettables ». C’est le terme consacré au niveau européen pour nommer les alternatives qui, in fine, n’en sont pas. En mars dernier, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a ainsi proposé d’identifier le bisphénol B (BPB) comme substance très préoccupante dans le cadre du règlement Reach. Une expertise a permis en effet d’établir que le BPB remplissait tous les critères de danger pour être défini comme perturbateur endocrinien, selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et des recommandations de 2013 de la Commission européenne.
Même s’il n’est pas enregistré en Europe, le BPB est aujourd’hui employé comme alternative à certains usages du BPA et du BPS dans quelques pays, notamment aux Etats-Unis. Et on le retrouve dans des échantillons biologiques de populations européennes, probablement du fait de l’importation de produits fabriqués à l’étranger.
L’identification du BPB comme perturbateur endocrinien proposée par l’Anses est à visée préventive. Il s’agit de prévenir une « substitution regrettable » du BPA par le BPB, en décourageant le développement de son utilisation ou de sa production. Elle vise également à tracer d’éventuelles importations de produits contenant du BPB. Selon le règlement Reach, la présence de perturbateurs endocriniens dans un article doit être déclarée, dès lors que leur concentration excède la valeur de 0,1 %. Une obligation que les importateurs doivent respecter, avant la mise sur le marché de leurs produits.