Suicides : " à France Télécom, la direction fait les choses à l'envers "
Christian Torres a exercé comme médecin du travail à France Télécom de 1990 à 2008. Face à la terrible série de suicides qui frappe l'entreprise, il plaide pour une médecine du travail qui sache analyser ce qui, dans l'activité, génère de la souffrance.
La succession de suicides à France Télécom est-elle pour vous une surprise ?
Christian Torres : On ne peut être que choqué par une telle vague de suicides. Quand j'ai quitté France Télécom, beaucoup d'indicateurs étaient alarmants. La perturbation des relations sociales et une absence de références à des repères communs étaient préoccupantes. Il est difficile de vivre dans une entreprise où il n'y a plus de normes ni de lois, où les institutions ne fonctionnent plus. Cela avait un retentissement sur mon activité. Je ne pouvais plus aider les personnels et j'ai préféré partir.
Depuis plusieurs années, la direction est alertée du malaise grandissant par la médecine du travail ou les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Comment expliquez-vous sa passivité ?
C. T. : Il règne une incompréhension. La direction est extrêmement crispée dès qu'il s'agit de la conduite des restructurations : les critiques sont irrecevables. Or les évolutions technologiques et concurrentielles font que l'entreprise est en continuelle réorganisation. Les agents de France Télécom sont des professionnels qui connaissent le réseau, car beaucoup l'ont construit et développé. Ils ont une perception très sensible des conséquences des changements opérationnels. Plutôt que d'en discuter avec eux, la direction interprète chaque contestation comme une mise en cause de la stratégie de l'entreprise. Leur intelligence du travail n'est pas écoutée. S'ajoutent à cela les pressions sur les mobilités et les réductions d'effectifs, deux aspects qui focalisent le débat.
La direction des ressources humaines a déjà mis en place des " cellules d'écoute " et prévoit de former les managers à la " détection des signaux de faiblesse psychologique ". Un premier pas dans le bon sens ?
C. T. : La direction fait les choses à l'envers ! En caricaturant, on demande aux managers d'exercer une veille psychologique et aux médecins du travail d'avoir une approche managériale. Les managers ne sauront pas comment se comporter face à des personnes qui perdent pied dans leur travail et les médecins vont voir arriver des salariés étiquetés " fragiles ". On peut craindre que ces personnes, ainsi stigmatisées, soient considérées comme incapables de supporter le changement, alors qu'il faudrait, au contraire, rechercher avec elles ce qui les empêche de se développer dans leur travail. Cela risque d'augmenter le malaise.
Plusieurs syndicats proposent de remettre en place un dispositif de départ en préretraite. Est-ce une solution ?
C. T. : Les salariés les plus âgés ne sont pas les plus fragiles. Ce qui atteint les seniors est généralement coûteux pour les autres. Comprendre l'épuisement des plus âgés, c'est prévenir la souffrance des plus jeunes. Cela prend à contre-pied les organisations syndicales. Quant à la direction, même si elle adapte certains postes, elle refuse de débattre de ce qui pose problème dans le travail.
A quelles conditions les médecins du travail peuvent-ils véritablement jouer leur rôle de prévention ?
C. T. : Je plaide pour qu'un médecin du travail regarde du côté du travail ce qui fait souffrir, ce qui entrave le pouvoir d'agir des salariés. Il ne faut pas considérer les salariés seulement comme des victimes, cela les empêche encore plus de penser. Dans ma conception du métier, les ressorts de l'action sont dans l'analyse de l'activité du salarié, pendant la consultation médicale. La socialisation de certains éléments cliniques par le médecin du travail peut alimenter le débat sur le travail et ainsi vitaliser l'organisation. L'enjeu actuel de la prévention, c'est de pouvoir à nouveau débattre sur la manière de travailler et reconstruire des repères communs.