Suicides : "Les entreprises fabriquent l'incertitude"
Dans un récent article, "Que peuvent dire les suicides au travail ?"1 , Christian Baudelot et Michel Gollac déjouent la stratégie des entreprises visant à écarter toute responsabilité du travail et du management
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Dans Sociologie vol. 6, n° 2, 2015.
Concernant les suicides, vous estimez que les entreprises adoptent une "stratégie du doute" en s'abritant derrière la rigueur scientifique. Pourquoi est-ce critiquable ?
Christian Baudelot : En sciences, le doute est une vertu. Mais comme le montre très bien Annie Thébaud-Mony1 , les grandes firmes à l'origine d'effets sanitaires sérieux - dus à l'amiante, aux organismes génétiquement modifiés (OGM), au plomb, aux rayonnements ionisants... - ont mis en oeuvre une stratégie systématique du doute pour se dégager de toute responsabilité. Elles exploitent la complexité du vivant pour exiger des preuves souvent scientifiquement inaccessibles et surtout dénuées de sens face à l'évidence du danger et des risques avérés. Leur objectif est clair : fabriquer l'incertitude. C'est vrai également pour les suicides.
Les entreprises mettent également en avant les fragilités individuelles des salariés qui sont passés à l'acte. Ce n'est pas juste ?
C. B. : Sociologues, statisticiens et psychiatres convergent sur l'enchevêtrement des composantes organiques, psychiques et sociales des suicides. Comment expliquer, sinon, que l'immense majorité des personnes soumises aux mêmes conditions de vie ou de travail ne passent pas à l'acte ? Mais, en l'occurrence, ce n'est pas parce que le suicide est un phénomène complexe que le travail n'y joue pas parfois un rôle important. A lui seul, le lieu choisi par certaines de ces personnes pour mettre fin à leurs jours, au sein même de l'établissement où elles travaillent ou à ses abords immédiats, incite à explorer davantage la nature du lien entre l'acte tragique et l'environnement professionnel. Beaucoup des salariés s'étant suicidés dans ce contexte ont laissé des lettres ou des témoignages établissant clairement un lien entre leurs conditions de travail et leur acte. A France Télécom, des enquêtes indépendantes sur les formes de management imposées par la nouvelle direction au lendemain de la privatisation ont révélé l'existence d'un plan concerté au plus haut niveau pour pousser 22 000 agents à quitter l'entreprise. Tous les moyens étaient bons pour écoeurer et déstabiliser le personnel. Au total, le faisceau d'indices présumant l'existence d'un lien avec le travail est important.
A propos des suicides sur le lieu de travail chez France Télécom, vous parlez de "suicides vindicatifs". Que nous disent-ils ?
C. B. : C'est l'ethnologue britannique Bronislaw Malinowski qui, en 1926, en a offert la première description aux îles Trobriand, en Nouvelle-Guinée, et lui a donné son nom : le suicide vindicatif. "Vindicatif" doit être pris au sens de "vengeur". Une personne montait tout en haut du palmier de la place publique et, avant de se lancer dans le vide, elle expliquait à la foule attroupée à ses pieds qui était responsable de sa mort et pourquoi. Elle se vengeait en faisant d'un ou plusieurs villageois les responsables directs de son suicide. En se produisant sur la scène publique, au sein même de l'entreprise, le suicide provoqué par un haut degré de souffrance au travail relève de ce cas de figure. Il devient une forme de protestation sociale, ultime et terrible, contre la politique de l'entreprise. En cela, il tranche avec le suicide ordinaire, privé et silencieux.
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La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La Découverte, 2014.