Suicides : la SNCF sur la mauvaise voie
Un nouveau France Télécom ? Les restructurations de la SNCF, en vue de la fin du monopole ferroviaire, suscitent de la souffrance chez des cheminots dépossédés de leur métier et, selon les syndicats, provoquent une augmentation des suicides. Enquête.
Les mots ont du mal à sortir. Le gaillard aux yeux bleus, visage buriné et cheveux blancs coupés en brosse, semble pourtant robuste. Mais évoquer ce qui lui est arrivé, six mois plus tôt, est encore impossible pour ce cheminot de 57 ans. Le regard fixe, les traits figés, Patrick1 lâche juste : "Je ne peux pas vous l'expliquer, ça m'est arrivé le 15 février. Mon collègue, c'était en janvier." Après quarante années au sein de la SNCF, il ne rêve plus que de la retraite. "Et pourtant, je l'ai aimé ce travail."
Patrick fait partie de la "brigade de la voie" de l'Ain, l'unité chargée, sur le secteur de Bourg-en-Bresse, de l'entretien des voies ferrées. Sur un parcours alloué, l'équipe contrôle leur état, change rails et traverses, refait le ballast, débroussaille les abords, entretient aiguillages et passages à niveau. Et intervient aussi en urgence, en cas de divagation d'animaux sur les voies, de chute soudaine de neige ou de canicule propre à déformer les rails.
"Besoin de parler"
Un matin de février, Patrick a craqué. Retrouvé prostré par son chef de brigade, il a été conduit aux urgences psychiatriques par les pompiers. Quinze jours plus tôt, un collègue, âgé de 55 ans, avait été placé en arrêt maladie pour dépression. Aujourd'hui, Patrick a repris le travail, mais il a été déclaré inapte. "On m'a enlevé toutes les habilitations pour la sécurité, les passages à niveau...", précise-t-il.
Le lendemain de son hospitalisation, le CHSCT de l'Ain a lancé une procédure d'alerte. "L'enquête a duré trois semaines, car les agents de la voie avaient besoin de parler", explique Philippe Bouvier, membre du CHSCT, qui énumère : "Pression de la production par rapport au respect de la sécurité, détresse face aux nouvelles façons de travailler... Ce qui a tétanisé les deux cheminots, c'est la nouvelle qualification nécessaire pour gérer les entreprises sous-traitantes. On les a embauchés comme manoeuvres ; maintenant, on leur demande de s'imposer face à des sous-traitants qui font le travail à leur place !"
Patrick confirme : "Remplacer des rails, renouveler le ballast... tout est fait par des entreprises sous-traitantes. Souvent, le travail est mal fait, on est obligés de repasser derrière. Même le boulot de l'annonceur, celui qui est chargé de prévenir les cheminots en mission sur les voies en cas de passage d'un train, est sous-traité ! Avant, on y mettait un cheminot d'expérience. A présent, ça peut être un salarié d'une entreprise privée même pas formé à la sécurité ferroviaire !"
Si le CHSCT de l'Ain a réagi aussi vite, c'est qu'à la SNCF les élus du personnel sont sur le qui-vive. Le 13 avril dernier, les quatre syndicats représentatifs (CGT, Unsa, Sud et CFDT) déclenchent une procédure dite d'"alarme sociale" : le premier trimestre 2017 a été marqué "par un nombre exceptionnel de drames, accidents graves du travail ou suicides", écrivent-ils. Les arrêts maladie ont augmenté de 8 % entre 2008 et 2015, tandis que les effectifs de l'entreprise diminuaient de 6 %. La CGT interroge : "Y a-t-il un syndrome SNCF ?", en référence à la vague de suicides survenue à France Télécom en 2008 et 2009. Les syndicats mettent en cause "l'organisation de la production" ainsi qu'"une ambiance favorisant répression et pressions managériales", et demandent une réunion de concertation immédiate.
La souffrance, sujet tabou
L'entreprise répond le 26 mai... via l'AFP. Elle ne constate pas de "situation aggravée par rapport aux années précédentes" et estime se situer "dans la moyenne d'autres entreprises de taille comparable". Elle vante aussi le dispositif de soutien et de prévention interne : cellule pluridisciplinaire de psychopathologie du travail joignable 24 heures sur 24, réseau de médecins, formation de 10 000 managers à la sécurité au travail...
La direction accepte finalement de discuter des risques psychosociaux à l'occasion d'un comité national d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CNHSCT) extraordinaire, le 1er juin. "Elle a proposé trois mesures : une étude d'impact des projets de réorganisation, une action de sensibilisation des managers et la création d'une commission permanente de discussion, résume Pascal Chassier, représentant CGT au CNHSCT. Mais elle a refusé de parler des sujets qui fâchent, comme l'organisation du travail ou les restructurations permanentes." Sollicitée à plusieurs reprises durant cette enquête, la direction de l'entreprise ne nous a jamais répondu.
Psychologue du travail à la SNCF, Florence Bègue était déjà intervenue en 1998-1999 dans un atelier ferroviaire marqué par sept tentatives de suicide, dont deux réussies. Elle en a tiré un livre, coécrit avec Christophe Dejours, responsable de la chaire psychanalyse, santé, travail du Conservatoire national des arts et métiers2 "La direction de la SNCF ne s'y est pas intéressée, regrette-t-elle. Rien n'est fait dans l'entreprise en prévention de la souffrance au travail, le sujet reste tabou." En 2012, la direction des ressources humaines avait commandité une étude sur les suicides au travail à une psychosociologue de l'université Paris 8. Etude qu'elle a aussitôt enterrée. "Après un suicide, la direction commence toujours par contester le lien avec le travail et par invoquer des problèmes personnels", déplore Pascal Chassier.
Ex-responsable du service central d'ergonomie de la SNCF, Philippe Mühlstein a mis en place pour Sud-Rail, dès 2010, une formation sur la souffrance au travail. "Quand un cheminot se jette sous un train, ce n'est pas par hasard, soutient ce retraité. La SNCF refuse de fournir des chiffres sur les suicides. La question est reposée en vain à chaque CNHSCT. Les dernières données communiquées datent de mai 2011. Elles indiquaient une hausse : 3 suicides en 2007 et 19 en 2010 ; 9 suicides étaient signalés pour le premier trimestre 2011, dont un, à domicile, a été reconnu en accident du travail. Au total, sur quatre ans et quatre mois, 40 suicides, soit 14 dans les emprises ferroviaires3 et 26 à l'extérieur, pour les seuls cas connus de la DRH évidemment." Depuis, les syndicats ont recensé 10 suicides en 2012... et 10 au cours du seul premier semestre de cette année. Reste que leurs données sont incomplètes : ils ignorent notamment le nombre des suicides survenus hors emprises après 2011.
"Épuisés, inquiets, rayés de la carte"
A Bourg-en-Bresse, l'assistante sociale Catherine Bouchon ne compte plus les cas de burn-out ou de dépression. Elle décrit des cheminots "épuisés, inquiets, qui avaient l'impression de bien faire leur travail mais qu'on raye de la carte, au gré des multiples réorganisations". Depuis 2015, la SNCF est en effet en pleine restructuration, marquée par son découpage en trois établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) (voir "Repère"). Les cheminots s'y perdent. "L'un d'eux est venu me voir pour une mutation, mais rien que pour identifier l'Epic auquel il était rattaché, c'était la croix et la bannière, témoigne l'assistante sociale. Les agents ne connaissent plus que leur supérieur hiérarchique direct !"
Dans sa course à la compétitivité pour devenir le leader européen, l'opérateur public s'est scindé en une multitude de filiales. Aux dires de la CGT, qui voit là une privatisation larvée, les filiales seraient plus d'un millier, avec "une explosion du recours à la sous-traitance". "La grande famille des cheminots avec sa solidarité collective, c'est fini !, renchérit Julien Troccaz, représentant Sud-Rail au conseil de surveillance de la SNCF. On est éparpillés dans des sociétés qui communiquent mal entre elles, avec des objectifs de rentabilité pour chaque sous-branche et parfois une mise en concurrence. La SNCF passe des marchés avec ses filiales et demande aux cheminots de transmettre leurs compétences à ces sous-traitants." De Voyages-sncf.com, l'agence de vente en ligne, à Ouibus, la société de cars longue distance concurrents des TER, en passant par Geodis, le premier transporteur français de fret routier, les filiales sont en compétition avec l'entreprise publique.
Objectif de ce démantèlement, d'après les syndicats : la fin du statut privilégié du cheminot, la SNCF jugeant qu'il entrave sa compétitivité. L'entreprise rabote au fil des ans le nombre des bénéficiaires, en confiant leur travail à des sous-traitants. En 2003, les cheminots étaient 178 000. En 2016, ils n'étaient plus que 148 000, et le président, Guillaume Pepy, se flattait alors d'un "gain annuel de productivité de 2 %", la SNCF supprimant "jusqu'à 2 500 postes de cheminots tous les ans"4
"La notion de service public disparaît"
Dépossédés de leur métier, minés par le sentiment du travail mal fait, les cheminots souffrent d'une crise identitaire. Comme cette cadre d'une agence commerciale lyonnaise, en dépression depuis un an : "Ce qu'on lui faisait faire n'avait plus de sens, raconte Catherine Bouchon. Alors qu'elle avait toujours recherché les meilleures solutions pour l'usager, la nouvelle consigne était de tenter de faire payer le plus cher possible !"
Les effectifs ont été tellement réduits que la maintenance curative - l'élagage des arbres, le débroussaillage, le déneigement... - est abandonnée. Ou bien le travail est "optimisé", note Julien Troccaz : "Avant, un passage à niveau était contrôlé tous les ans ; désormais, c'est tous les quatre ans." "La notion de service public disparaît, ajoute Pascal Chassier. On n'hésite plus à fermer des lignes pour travaux, comme le Paris-Toulouse trois week-ends de suite, ou encore la ligne Le Mans-Tours le week-end des 24 Heures du Mans !"
"Casse généralisée"
Si les cheminots éprouvent un tel mal-être, c'est que l'altération de leurs conditions de travail se traduit par une dégradation de la sécurité et du service rendu à l'usager. "La SNCF n'est plus dirigée par des ingénieurs, mais par des gestionnaires qui ignorent la réalité du travail !", s'indigne Philippe Mühlstein. Exemple de cette "casse généralisée", selon lui : le déraillement de Brétigny-sur-Orge (Essonne), qui a fait sept morts et de nombreux blessés en 2013. "On connaît l'explication technique : la défaillance d'une éclisse, la pièce qui sert à raccorder deux rails consécutifs, relate-t-il. Mais cela résulte d'un entretien défaillant. Avant, les agents de la voie faisaient systématiquement la "tournée", vérifiaient manuellement les aiguillages, tapaient avec un marteau sur les écrous pour les contrôler au son. Ces équipes ont été réduites, alors même que leur parcours était doublé ou triplé. Elles ne pouvaient matériellement plus faire leur boulot correctement." Membre Sud-Rail du conseil d'administration de SNCF Réseau, Jean-René Delépine souligne que "l'aiguillage avait été repéré par les cheminots comme dangereux. Tout le monde redoutait l'accident".
Les organisations syndicales dénoncent aussi un management devenu répressif, fonctionnant sur la peur et ciblant les plus faibles, les agents âgés ou les râleurs, syndicalistes en tête. Deux d'entre eux se sont suicidés ces derniers mois, d'autres sont en grande souffrance, victimes parfois de sanctions disciplinaires contestées devant les tribunaux ou obligeant l'Inspection du travail à mettre le holà. Des relations sociales tendues, peu propices à une approche sereine des suicides au travail.