Suivi post-professionnel, un droit toujours inefficient
Plus de trente ans après sa mise en œuvre, la surveillance médicale post-professionnelle des anciens travailleurs exposés à des cancérogènes reste marginale. Activer ce droit, qui est aussi une étape vers la réparation, relève d’un parcours du combattant pour les victimes.
Il existe depuis plus de trente ans, et pourtant ce droit inscrit dans le Code de la Sécurité sociale reste méconnu et largement sous-utilisé. Depuis 1993, toute personne, retraitée, inactive ou au chômage, qui, au cours de son activité salariée a été exposée à des agents cancérogènes ou à des rayonnements ionisants, a droit à un suivi médical et social pris en charge à 100 % par la Sécurité sociale. Un dispositif de prévention secondaire essentiel au regard du nombre de travailleurs exposés à au moins un cancérogène : plus de 2,7 millions sur un total de 14 millions en France environ, soit 11 % des salariés.
Et pourtant, le suivi post-professionnel (SPP) n’a jamais pris son essor : en 2010, la Haute Autorité de santé (HAS) constatait un « dysfonctionnement » du dispositif, avec « un nombre très faible de demandes » au regard « des estimations du nombre de bénéficiaires potentiels ». Une sous-utilisation pouvant s’expliquer par « un très faible nombre d’attestations d’exposition délivrées par les médecins du travail » et « une absence de traçabilité des expositions ». En juin dernier, la Commission chargée d’évaluer le coût pour la branche maladie de la sous-déclaration des accidents du travail et maladies professionnelles, indiquait qu’en 2022 seulement 140 demandes de SPP avaient été enregistrées en France.
Longue course d’obstacles
Activer ce droit, que la plupart des salariés et retraités ignorent, s’apparente en effet à une longue course d’obstacles. C’est ce que montre notamment une enquête collective menée auprès d’anciens travailleurs civils de la Direction des constructions navales (DCN) de la base militaire de l’Ile-Longue à Brest, chargés du montage des missiles des sous-marins nucléaires.
Premier obstacle relevé par les quatre auteurs de cette étude publiée en juillet dernier et réalisée sous la direction de Jorge Munoz, maître de conférences en sociologie à l’université de Bretagne occidentale : l’ignorance ou la méconnaissance des risques encourus au poste de travail. « Durant plus de vingt-cinq ans, entre 1971 et 1996, les travailleurs de la DCN qui montaient les ogives nucléaires sur les missiles à l’Ile-Longue avaient la certitude de ne pas être exposés. On leur disait que les têtes nucléaires ne " rayonnaient " pas ! », relate Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche Inserm honoraire, sociologue de la santé au travail et co-auteure de l’étude. Aucune protection contre les rayonnements ionisants ni évaluation de l’exposition alors même que dans l’atelier voisin, les employés du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) étaient équipés de dosimètres.
C’est seulement en 1996 que les salariés découvrent, grâce à un dosimètre oublié par un agent du CEA, qu’ils baignent dans les rayonnements ionisants. Alertée par le CHSCT, la direction finit, deux mois plus tard, par confirmer l'exposition. Au début des années 2000, des délégués syndicaux dénombrent les premiers cas de cancers parmi les salariés de l’atelier. Des reconnaissances en maladie professionnelle sont obtenues, et de nombreux autres cancers apparaissent.
Une démarche individuelle et complexe
Les syndicats de la DCN sollicitent alors l’aide de l’association Henri Pézerat et, ainsi épaulés, constituent en 2013 un collectif de victimes. Une étape fondamentale dans l’activation du droit au SPP : en effet, l’un des principaux écueils du dispositif tient au fait qu’il s’agit d’un droit individuel et que le salarié, une fois parti en retraite, se retrouve isolé et sans informations pour entamer un parcours administratif complexe. « À la différence de ce qui se fait pour la prévention du cancer du côlon ou du cancer du sein, on ne reçoit pas un courrier invitant à faire une consultation ou un examen, souligne Jorge Munoz. Le SPP requiert une participation active du salarié exposé, qui doit lui-même collecter les preuves d’exposition auprès du médecin du travail et demander le formulaire réglementaire à sa Caisse d’assurance-maladie. C'est un frein considérable. »
Pour amplifier l’étude menée auprès des irradiés de l’Ile-Longue, Jorge Munoz a lancé en 2021, avec Olivier Crasset, ingénieur de recherche à l’Université de Brest, une recherche-action d’évaluation du SPP dans l’ensemble du Finistère, financée sur quatre ans par l’Institut national du cancer (Inca), et incluant les retraités de la Marine nationale ainsi que les anciens travailleurs de l’amiante. « La plupart des retraités ignorent qu’ils ont droit au SPP mais c’est encore plus flagrant, pour ce qui relève des expositions hors amiante : poussières de bois, benzène, fumées de soudage, silice… des cancérogènes pourtant très répandus », ajoute Jorge Munoz.
Un coût psychologique
Demander un suivi post-professionnel est de plus une démarche dont le coût psychologique est si élevé que nombre de retraités préfèrent laisser tomber. « Il y a une forte anxiété liée au fait de voir d’anciens collègues atteints par la maladie, d'aller assister à leur funérailles et de se demander qui sera le suivant, observe Jorge Munoz. Face au risque de se découvrir malade, nombre de personnes préfèrent regarder ailleurs. » Mais le sociologue nuance : « En 2021, la loi a néanmoins introduit une amélioration, en rendant obligatoire, avant la retraite, une visite médicale de fin de carrière. » Médecin, chef du Centre régional de pathologies professionnelles et environnementales de Bretagne au CHU de Rennes, Christophe Paris confirme : « Jusqu’à récemment, on n’avait aucune demande de SPP. Cette année, on a en a reçu dix, un balbutiement pour un dispositif qui depuis sa création n’a jamais été effectif. »
Des médecins traitants démunis
« Et même quand le SPP a été accordé, les retraités, s’ils ne sont pas soutenus et accompagnés par un collectif, se perdent dans les dédales administratifs et finissent par abandonner en cours de route », observe Olivier Crasset qui a, en outre mis en évidence un dysfonctionnement majeur du dispositif. « Par méconnaissance, au lieu de suivre la procédure administrative prévue, d’utiliser le formulaire papier réglementaire, souvent les retraités donnent leur carte Vitale aux soignants », poursuit-il. Certains soignants les incitent aussi à le faire pour que leurs honoraires soient plus rapidement versés. La consultation est ainsi mise indûment à la charge de la branche maladie et non de la branche AT/MP.
Le SPP souffre d’un autre défaut « constitutif » : le dispositif prévoit que le retraité est libre du lieu de mise en œuvre du suivi – médecin traitant, spécialiste ou encore centre régional de pathologies professionnelles (CRPP). « Or les médecins, généralistes ou spécialistes, n'ont pas forcément de connaissances sur les expositions et les maladies professionnelles, ou la manière d’évaluer ces risques, remarque Christophe Paris. Il faudrait que le dispositif du SPP prévoie une articulation avec les CRPP, afin que les médecins de ville puissent s’appuyer sur eux, leur demander conseils et expertise. »
Invisibilisation des cancers professionnels
Pour ce médecin, en dépit des défauts du dispositif, le suivi post-professionnel a toute son utilité : « Instituer un suivi, c’est permettre une surveillance médicale, mais aussi un accompagnement, une occasion de faire passer les bonnes informations par rapport aux risques. » Autant de facteurs protecteurs qui contribuent à diminuer le niveau d'appréhension et d'anxiété des patients exposés à des cancérogènes. En ouvrant la possibilité de mieux diagnostiquer les pathologies d'origine, le SPP constitue aussi « la première étape de la demande de réparation et d’indemnisation de ces maladies », ajoute Annie Thébaud-Mony.
Amélioré et plus utilisé, le SPP pourrait contribuer, selon Jorge Munoz, à sortir les cancers professionnels de leur invisibilisation.
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