Syndrome aérotoxique : la santé volée des navigants
Provoqué par une pollution de l’air dans les avions, le syndrome aérotoxique dont souffrent des pilotes vient d’être reconnu en maladie professionnelle par la justice. En dépit du déni opposé par les compagnies et constructeurs aériens. Une enquête exclusive menée avec Médiapart.
« Voler, c’est ma passion depuis l’enfance, j’adore ce métier ! » Pour Benoît, 40 ans, dont 15 comme pilote du groupe Air France, la fin de sa carrière est aussi la fin du rêve d’une vie : déclaré inapte en 2019, il a été licencié dans la foulée. Durant huit ans, il a enchaîné les arrêts-maladie sans savoir de quoi il souffrait. Le 20 octobre dernier, le tribunal judiciaire de Bordeaux a reconnu qu’il s’agissait d’une maladie professionnelle. Le juge s’est notamment appuyé sur l’expertise médicale du chef du service de pathologies professionnelles du CHU de Nantes, Dominique Tripodi, selon lequel les troubles rapportés par le pilote « s’inscrivent dans un syndrome aérotoxique causé par les effets à court et long terme d’une exposition à l’air des cabines d’avion contaminé par les huiles ».
Des symptômes très divers
Ce syndrome n’est pas répertorié dans les tableaux de maladies professionnelles. Il a pourtant été décrit dès 2001 par des chercheurs. Il s’agit d’une constellation de symptômes très divers, rapportés par les équipages victimes d’événements de contamination de l’air à bord, appelés communément fume events. Cela va du simple inconfort, provoqué par l’odeur de chaussettes moisies qui se dégage, jusqu'à des effets physiques, neurologiques et cognitifs : céphalées, vertiges, vision trouble, confusion, nausées, diarrhées, palpitations, pertes de mémoire, capacité respiratoire diminuée…
Ex-commandant de bord chez easyJet, déclaré inapte à voler en 2018, et fondateur de l’Association des victimes du syndrome aérotoxique (Avsa), Eric Bailet explique que « l’air utilisé pour le système de ventilation et de climatisation est directement prélevé à l'extérieur, au niveau des compresseurs des moteurs, avant d'être diffusé à bord ». En passant dans les réacteurs, où se produisent régulièrement des fuites plus ou moins importantes d’huile de lubrification portée à très haute température, cet air est contaminé par les nanoparticules dégagées. Or ces huiles contiennent de nombreux composés neurotoxiques, dont des organo-phosphorés, substances que l’on retrouve dans les pesticides. « Lors de ces dégagements d’odeurs ou de fumées, les pilotes ont pour consigne de mettre un masque à oxygène, et de se dérouter pour atterrir en urgence », précise Eric Bailet.
Ce vilain petit secret qui n’en est plus un
Selon l’industrie aéronautique, 1 vol sur 2 000 serait affecté par un fume event. Une fréquence probablement sous-estimée, selon l’Avsa, car de peur de perdre leur aptitude, donc leur métier ainsi que le salaire et le prestige associés, les pilotes préfèrent souvent ne pas rapporter les incidents d’émanation et taire leurs effets sur leur santé. Dans le milieu, on surnomme cette contamination de l’air le Dirty Little Secret [vilain petit secret, NDLR] de l’aviation mondiale. Un secret de polichinelle, comme en témoigne une abondante littérature scientifique. Les plus hautes autorités alertent d’ailleurs sur les risques pour la sécurité. En 2020, la direction générale de l’Aviation civile (DGAC) a diffusé une note sur la prise en charge des fume events, qui précise que « le caractère toxique de certaines substances conduit à prendre en compte dans la prévention de tels évènements le risque de l’incapacité partielle ou totale d’une partie de l’équipage à assurer la conduite du vol ».
Quand on les interroge, compagnies et constructeurs se bornent à répéter les mêmes éléments de langage. L’air des cabines serait « souvent plus propre que celui d'autres environnements intérieurs tels que les habitations », nous a ainsi répondu Airbus par mail. Ce constructeur a pourtant mis au point une procédure de décontamination post fume event nécessitant deux jours d’immobilisation des appareils. A Air France, Michel Klerlein, médecin du travail et coordinateur du service médical de la compagnie, se veut rassurant et affirme que « toutes les études menées jusqu’ici dans les avions n’ont pas démontré la moindre présence de produits neurotoxiques dans l’air de la cabine ». Air France a pourtant mis à jour en février le protocole médical face à ces événements « feux fumées odeurs », dans lequel sont listés… tous les symptômes attachés au syndrome aérotoxique.
« Tous les écrans se mettaient à tourner »
Ces incidents d’émanations, Benoît en a subi deux très sévères. En 2012, lors d’un vol Asturies-Paris-CDG, le pilote s’est senti mal : « Tous les écrans se mettaient à tourner, j’avais des sueurs froides, des palpitations, des fourmillements. » A l’aéroport, le service médical lui diagnostique seulement une otite barotraumatique. À partir de là, les arrêts de travail se multiplient. « Ancien rugbyman, je mords le coussin, je continue à voler mais mon état de santé ne cesse de se dégrader », raconte-t-il. En 2015, nouvelle alerte : « On est sur un Strasbourg-Bordeaux et ça pue dans l’avion ! » En plus des maux dont il souffre quotidiennement : vertiges, confusion, nausées, douleurs musculaires…, une affreuse migraine le tenaille. « On pose l’avion, mon collègue vomit sur les roues et moi je suis KO ! » Les navigants sont pourtant habitués à ces émanations. On leur apprend même durant leur formation à reconnaître cette fameuse odeur de chaussettes sales ! Mais cette fois, le dégagement massif aux relents nauséabonds est insoutenable. Peu importe, on le fait aussitôt repartir en vol. En 2016, lors de la visite médicale annuelle, le médecin refuse de signer son autorisation de vol : « J’étais trop abîmé, je ne pouvais plus marcher. »
Nicolas n’avait jamais entendu parler du syndrome aérotoxique, jusqu’à ce qu’il consulte un praticien hospitalier : « Tu t’intoxiques dans les avions, tu as de la flotte dans le cerveau, des nerfs bouffés, tu vas faire une myocardite », lui explique celui-ci. Le pilote fait une demande de reconnaissance en maladie professionnelle, rejetée par la caisse primaire d’assurance maladie. Il ne lui reste plus alors qu’à aller devant le tribunal, auprès duquel il espère bien faire reconnaître son préjudice.
Une série de jugements accablants
Car il y a un précédent : en mars 2023, la justice a ordonné, pour la première fois en France, la reconnaissance en maladie professionnelle d’un syndrome aérotoxique, dont souffre un pilote employé par Airbus depuis 2011. Et depuis, les jugements accablants pour l’industrie s’enchaînent.
En septembre, à Montauban, dans le dossier d’un pilote exposé à un fume event en 2020, déclaré inapte en décembre 2021 et licencié, le tribunal judiciaire a condamné la compagnie easyJet pour faute inexcusable de l’employeur. « Il est établi que non seulement easyJet avait conscience du danger occasionné par les fume events, mais aussi qu’elle n’a pas protégé son employé en prenant les mesures qu’impose le Code du travail pour le préserver du risque auquel il était exposé », épingle le juge. Avant de rajouter que la compagnie « ne justifie ni respect de l’ensemble des recommandations de la note “ info sécurité DGAC ” (…) ni des recommandations de la circulaire n° 344-AN/202 de l’organisation internationale de l’aviation civile1
notamment en termes de formation de ses personnels... ».
Contactée, easyJet qui a fait appel du jugement, assure que « les autorités de régulation de l'aviation et les constructeurs du monde entier n'ont trouvé aucune preuve de problèmes de santé à long terme liés à la qualité de l'air dans les cabines ». La compagnie lowcost est aussi mise en cause pénalement depuis 2016 par deux autres victimes, ex-pilotes d’easyJet, dont Eric Bailet, qui a adressé une plainte contre X au parquet de Paris pour « mise en danger de la vie d’autrui ».
Mobilisation internationale
A l’étranger aussi, le combat pour la reconnaissance en maladie professionnelle du syndrome aérotoxique bat son plein : en octobre, la Fédération internationale des syndicats de pilotes de ligne (IFALPA), présente dans 70 pays, a exprimé sa « préoccupation croissante » face « aux dommages à long terme pour la santé » des fume events ; aux Pays-Bas, le sujet est entré en septembre à l’agenda des parlementaires ; aux Etats-Unis, un sénateur démocrate a déposé un projet de loi en ce sens…
- 1Circulaire n° 344-AN/202, « Guidelines on Education, Training and Reporting Practices related to Fume Events (CIR 344) », OACI, 2015.