"Au TCI, les employeurs parviennent à leurs fins"
Quelles sont les conséquences financières des astuces des entreprises pour échapper à leur responsabilité au niveau des accidents du travail (AT) et des maladies professionnelles (MP) ?
Morane Keim-Bagot : La Cour des comptes évalue régulièrement les sommes que la branche AT-MP doit reverser à la branche maladie, car la seconde a pris en charge des prestations qui auraient dû être versées par la première si les affections avaient été correctement déclarées. C'est en réalité par son coût que l'on peut prendre conscience de l'ampleur de la sous-déclaration des AT-MP. Plus le temps passe, plus le montant du reversement est important : de 137,2 millions d'euros en 1997, il a atteint 790 millions d'euros en 2013, soit près de six fois plus... Par ailleurs, un rapport remis au Sénat en 2009 a évalué à 238 millions d'euros les cotisations employeurs qui auraient dû être perçues par la branche AT-MP et ne l'ont pas été.
Quelles sont les stratégies permettant d'échapper à ces cotisations ?
M. K.-B. : Depuis la réforme de 2010, la tarification des AT-MP est fondée sur la valeur du risque, calculée sur le nombre d'accidents, la durée des arrêts maladie, la valeur des séquelles. A partir du moment où la durée des arrêts a été prise en compte, les cost killers s'y sont attaqués. Ils ont même déposé une question prioritaire de constitutionnalité pour demander que soit invalidée la solution des juridictions du fond qui leur refusaient le bénéfice d'une expertise médicale pour évaluer la validité de l'arrêt. La Cour de cassation a rejeté cette requête, en mettant en avant la présomption d'imputabilité de l'employeur, qui doit démontrer une cause de l'accident totalement extérieure au travail pour être dédouané. Mais ces cabinets continuent d'inonder toutes les cours d'appel pour faire pression. Par ailleurs, ils sont à l'affût pour contester l'opposabilité des décisions des caisses primaires d'assurance maladie devant les tribunaux des affaires de Sécurité sociale dès qu'un délai n'est pas respecté. Désormais, en réponse à ce risque juridique, les caisses primaires envoient systématiquement des lettres recommandées avec accusé de réception.
La réforme réglementaire de 2009 (voir "Repères" page 7) a limité les recours de forme de ces cabinets. Comment s'y sont-ils adaptés ?
M. K.-B. : Ils se sont reportés sur les TCI [tribunaux du contentieux de l'incapacité, NDLR], où ils obtiennent généralement gain de cause. J'ai présidé des audiences au TCI pendant sept ans. Les employeurs discutent du contenu du rapport médical du médecin de la caisse pour essayer de faire baisser le taux d'IPP [incapacité permanente partielle, NDLR], et ce, sans que la victime soit présente ou représentée. Cela me posait un problème éthique, c'est pour cette raison que j'ai cessé de présider ces audiences. Les employeurs parviennent à leurs fins, puisque, au final, on fait le procès des lacunes du rapport d'un médecin-conseil. Pour des maladies professionnelles de l'épaule, par exemple, le taux d'IPP est fixé à 5 % si la maladie provoque juste une douleur ; en revanche, si cela implique une limitation des mouvements, le barème propose une fourchette entre 8 et 55 %. Si le médecin-conseil n'a pas indiqué dans son rapport les mesures de limitation des mouvements, l'expert mandaté par les employeurs argumente facilement sur le fait que la MP génère uniquement une douleur. Le TCI est alors forcé de revoir le taux à la baisse.