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« Le télétravail réassigne les femmes au travail domestique »

entretien avec Marianne Le Gagneur, professeure à l’université de Liège et chercheuse associée au Centre d'études de l'emploi et du travail (CEET)
par Corinne Renou-Nativel / 03 octobre 2024

Si le télétravail est appréhendé comme une organisation facilitant la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée, une étude de la sociologue Marianne Le Gagneur pointe des effets ambivalents pour les femmes. Une « double-journée reconfigurée » et des risques pour la santé invisibilisés.

Vous montrez, dans votre étude, que les effets du télétravail sont différents pour les femmes et pour les hommes. Comment expliquez-vous cette disparité ?
Marianne Le Gagneur : Les enjeux derrière la pratique du télétravail ne sont pas identiques du point de vue du genre. Dans notre société, malheureusement, le travail domestique et la prise en charge des enfants sont encore inégalement répartis et incombent largement aux femmes. Dans ce contexte, le plus souvent, hommes et femmes ne sont pas amenés à effectuer les mêmes tâches en situation de télétravail : le travail à distance reconfigure la double journée des femmes. Beaucoup de télétravailleuses prennent en charge les tâches domestiques pendant leurs temps morts de travail, entre deux réunions ou à midi.
Certaines disent y trouver comme une inspiration. En soit, cela peut représenter une forme d’interruption du travail salarié. Malgré tout, l’activité a lieu en continu : elle change de nature, avec un passage du travail rémunéré au travail domestique, il n’existe plus de moments de relâchement, de temps de repos. Tous les temps des télétravailleuses sont rentabilisés, rationalisés et utilisés pour réaliser des tâches domestiques, ce qui crée une forme de fatigue nouvelle et spécifique pour les femmes. 

Le travail à distance n’a-t-il pas permis de favoriser l’investissement des hommes dans la sphère domestique ?
M. L. G. :
Les hommes en télétravail auraient en effet pu s’investir davantage dans l’ensemble de ces tâches, c’était en tout cas une opportunité pour une égalité. Et si l’on s’intéresse au fait de déposer et aller chercher les enfants chez la nourrice, à la crèche ou à l’école, c’est le cas. Mais ce n’est pas la même chose s’agissant du travail domestique. Certains hommes peuvent s’en charger lorsque l’occasion se présente, et s’ils y pensent, mais de manière beaucoup moins systématique que les femmes. Ils ne mettent pas en place une forme de routine qui consisterait par exemple à dire : « Mardi, je suis en télétravail, donc je vais pouvoir faire plusieurs lessives ».
Le télétravail a entrainé une réassignation des femmes aux tâches ménagères, alors qu’auparavant l’activité dans les locaux de l’employeur pouvait les protéger de ce travail domestique. Paradoxalement, il est pratique d’insérer ces tâches dans les jours de télétravail, elles ne seront plus à effectuer à un autre moment. Mais leur réalisation est encore plus invisibilisée : elles sont effectuées hors des regards du reste de la famille, puisque bien souvent les conjoints ne télétravaillent pas les mêmes jours, en raison d’un logement trop petit ou pour faciliter la prise en charge des enfants. 

Quels sont les risques de cette organisation du travail pour les femmes ? Sont-ils pris en compte dans les entreprises ? 
M. L. G. : Les enquêtes menées aux lendemains de la crise Covid, sur les années 2020 et 2021, ont montré que le risque de burn-out est relativement élevé pour les femmes cadres télétravailleuses. Cela s’explique par ce rythme d’activité en continu, du travail salarié au travail domestique, sans véritable temps mort. C’est aussi lié à l’isolement parfois ressenti par les personnes qui télétravaillent et, plus largement, à une intensification de l’activité professionnelle lorsqu’elle est menée à domicile. Dans la plupart des cas, les télétravailleuses et télétravailleurs utilisent le temps gagné sur les transports pour effectuer des journées plus longues et plus intenses, avec moins de pauses. Une surcharge particulière pour les femmes. 
Le discours dans les entreprises vise à mettre en garde les salariés en télétravail sur l’absence de frontières entre vie personnelle et vie privée. Mais les enjeux d’inégalités de genre sont le plus souvent passés sous silence. Au contraire, la conciliation des temps sociaux que permettrait le télétravail est fortement mise en avant. Mais s’il permet de prendre en charge certaines tâches domestiques, le travail à distance entraine aussi un épuisement des télétravailleuses. Ces apports sont pour le moins ambivalents. 

Votre étude réalisée auprès de cadres du secteur bancaire est-elle transposable à d’autres secteurs ?
M. L. G. : Le secteur bancaire est assez représentatif de la mise en œuvre de cette organisation de travail. C’est l’un des secteurs où la pratique du télétravail a été la plus développée à partir de 2017, avec celui de l’information et de la communication. Les personnes rencontrées dans le cadre de cette étude bénéficient d’une autonomie importante dans l’exercice de leur activité professionnelle. Il est possible que d’autres professionnels, à des positions plus subalternes et plus contrôlées, ne bénéficient pas des mêmes marges de manœuvre pour insérer d’autres tâches dans les temps productifs.

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