Un texte de loi qui vise à déresponsabiliser les employeurs
Pour les membres du Collectif prévention AT-MP, la proposition de loi en cours de discussion au Parlement sur la santé au travail a pour objectif d’alléger l’obligation de sécurité pesant sur les employeurs. Un projet qu’ils dénoncent dans cette tribune.
Regroupement de professionnels des services de prévention de l’Assurance maladie Risques professionnels, de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et d’autres structures de santé au travail, le Collectif prévention AT-MP (accidents du travail et maladies professionnelles) a pour objectif d’informer les citoyens, notamment les travailleurs salariés, sur leurs droits en matière de santé et de sécurité dans le cadre de leur activité professionnelle. Et si besoin de les alerter, en cas de possible régression de ces droits.
A ce titre, nous avons souhaité réagir à la proposition de loi visant à « renforcer la prévention en santé au travail », en cours de discussion au Parlement. Nous avons pris l’initiative d’interpeller les parlementaires sur les insuffisances et dangers de ce texte de loi, qui reprend en grande partie les mesures d’un Accord national interprofessionnel (ANI), signé le 10 décembre 2020 par la quasi-totalité des partenaires sociaux. Son adoption en l’état pourrait en effet se traduire par un recul sans précédent des droits des travailleurs en matière de protection sociale, et de la jurisprudence associée, car il tend à organiser la déresponsabilisation de l’employeur concernant son obligation de sécurité et de protection de la santé de ses salariés.
Des intentions claires
Dans le texte d’orientation de la négociation de l’ANI, le gouvernement a affiché très tôt sa volonté de sécuriser les employeurs qui auraient pris de « bonne foi » des mesures de prévention, comme celle de voir se développer des dispositifs par branche professionnelle permettant eux aussi de « sécuriser juridiquement l’employeur ». Au cours de la négociation de l’ANI, les projets écrits du patronat ont été clairs également sur ses propres intentions en la matière :
– L’accès de la médecine du travail au dossier médical partagé (DMP) du salarié devrait aboutir à mieux prendre en compte les facteurs de risques non liés au travail, en vue de relativiser le poids de ceux liés à l’environnement professionnel, et donc la responsabilité de l‘employeur ;
– Le Code du travail devrait être modifié pour ne plus évoquer qu’une obligation de sécurité de moyens de l’employeur et non de résultat ;
– L’employeur pour lequel le service de prévention et de santé au travail (SPST) aurait réalisé le travail d’évaluation des risques présents dans l’entreprise serait réputé avoir satisfait, là aussi « de bonne foi », à ses obligations en matière de sécurité au travail.
En définitive, la proposition de loi actuellement en discussion intègre certains de ces dispositifs dangereux : accès de la médecine du travail au DMP, implication plus grande des SPST dans l’élaboration de l’évaluation des risques pour le compte de l’employeur (ou dans celle de protocoles de prévention au niveau des branches). Les orientations sont donc bien les mêmes, mais ne sont plus exprimées aussi crûment.
Est-ce un pur hasard ? Le site internet du ministère du Travail indique d’ores et déjà que la responsabilité de l’employeur en matière de sécurité est réduite à une obligation de moyens, et ce alors qu’aucune modification législative ou changement de jurisprudence n’ont été opérés sur le sujet. En parallèle, l’Assurance maladie Risques professionnels vient de publier un outil d’enquête sur les accidents de travail pour les TPE qui favorise la recherche d’une faute dans le comportement du salarié, en contradiction avec les principes généraux de prévention que promouvait jusqu'alors l’institution.
Des effets limités sur la prévention
L’intitulé de la proposition de loi – « renforcer la prévention en santé au travail » – est un leurre. Prenons l’exemple de l’évaluation des risques. Aujourd’hui, toutes les entreprises doivent déjà mener cette évaluation, la formaliser dans un document unique (DUER) et prendre des mesures pour éviter les risques identifiés. Celles de plus de 50 salariés doivent également organiser ces mesures au sein d’un plan d’action formalisé, et consulter les représentants du personnel (CSE) sur ce plan. La proposition de loi veut étendre cette obligation aux entreprises de 11 à 50 salariés et y inclure le DUER. Cela suffit-il à l’ancrer dans une logique de prévention primaire ?
Non, surtout lorsqu’elle met en avant des axes de prévention centrés sur les comportements individuels (formation, pratique du sport, etc.). La prévention primaire en santé au travail nécessite avant tout la mise en œuvre de mesures techniques et organisationnelles, portant sur l’activité, qui relèvent de la responsabilité de l’employeur, et ce avec l’appui de spécialistes de la prévention indépendants disposant de moyens adaptés et surtout des connaissances de ceux qui effectuent le travail réel, les salariés.
En outre, la consultation du CSE sur le DUER pose un autre problème. Jusqu’à présent, l’évaluation des risques comme la réalisation du DUER relevaient uniquement de la responsabilité de l’employeur. Le document était tenu à la disposition des travailleurs et élus du CSE. Consulter ces derniers sur le DUER, donc sur l’évaluation des risques, revient à transférer une partie de la responsabilité de l’employeur en matière de prévention sur l’instance représentative. Cela participe du glissement attendu par les employeurs vers une simple obligation de sécurité de moyens.
Une occasion manquée
Cette proposition de loi aurait pu être une opportunité pour réduire les inégalités entre les salariés quant à leur droit de protéger leur santé au travail. Actuellement, selon la taille de l’entreprise, ces droits diffèrent (droit d’expression, d’alerte en cas de danger grave et imminent, possibilité d’avoir des représentants dédiés à la santé, etc.). Seul le droit de retrait est théoriquement applicable à tous les citoyens-salariés. Le minimum aurait été de rétablir une instance représentative des salariés dédiée à la santé et la sécurité, quel que soit l’effectif, à l’image de feu le CHSCT. Rien de tout cela ne figure dans le texte de loi.
Celui-ci ne protège pas davantage les acteurs de prévention en santé au travail, face aux pressions qu’ils peuvent subir dans le cadre de l’exercice de leurs missions. Certains ne bénéficient pas en effet de statuts garantissant leur indépendance professionnelle. Il ne leur apporte pas plus de garanties en termes de moyens, alors qu’ils perdent des effectifs depuis de nombreuses années et que leurs missions s’élargissent.
Enfin, si la proposition de loi n’aborde pas les missions des services de prévention des caisses régionales d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat), il est à craindre que les orientations antérieures du rapport Lecocq de 2018 sur le sujet (séparation du conseil et du contrôle et réduction de ce dernier, étatisation des décisions, remise en cause du lien entre réparation, tarification et prévention) soient reprises à l’occasion de prochaines réformes de la Sécurité sociale.