TMS : un demi-siècle pour être reconnus
Dès le XVIIIe siècle, un médecin établit que certains troubles musculo-squelettiques sont liés au travail. Pourtant, le tableau de maladies professionnelles n° 57, dédié à ces affections, ne sera créé qu'en 1972, un demi-siècle après l'instauration du système de réparation.
Les affections périarticulaires, communément nommées troubles musculo-squelettiques ou TMS, constituent depuis 1989 la catégorie la plus nombreuse des maladies professionnelles reconnues. Elles représentent à présent les deux tiers de celles-ci, avec 37 856 cas indemnisés en 2006, selon les chiffres de la Caisse nationale d'assurance maladie. Toutefois, si ces pathologies sont numériquement importantes, elles peuvent paraître relativement modérées, en comparaison de risques majeurs tels que les maladies dues à l'amiante, les cancers et, autrefois, la silicose. De plus, elles sont complexes à analyser : la part attribuable au travail est souvent délicate à distinguer de ce qui relève des dispositions personnelles ou des activités effectuées hors du travail, tandis que la notion d'excès de sollicitation, qui sert aujourd'hui de référence, est difficile à établir concrètement. Ainsi, l'histoire de ces maladies éclaire la façon dont la société estime normal ou inacceptable que le corps soit atteint par le travail.
Du boulanger au gratte-papier
Pour trouver des traces nettes de maladies périarticulaires, on peut remonter au précurseur de la notion de " pathologie professionnelle ", Bernardino Ramazzini. Au début du XVIIIe siècle, ce professeur de médecine italien note en effet chez plusieurs professions - notamment les boulangers, les tisserands et les copistes - des membres douloureux ou déformés en raison d'efforts excessifs. Son oeuvre est reprise au cours du XIXe siècle par des médecins, qui relèvent d'autres métiers suscitant des pathologies diverses aux mains, aux bras, aux épaules, aux genoux ou au dos. Parmi ces professions reviennent les tonneliers et les blanchisseuses, les maçons et les boulangers, les couturières, ou encore les gratte-papier soumis au rendement, atteints de la " crampe de l'écrivain ". Le Dr Maxime Vernois s'emploie à distinguer la part d'origine professionnelle et celle attribuable aux personnes dans les pathologies de la main, et ce à l'intention de jurés, laissant ainsi entendre l'existence de contentieux aux tribunaux de prud'hommes sur ce sujet. Cependant, les grandes causes sont plutôt ailleurs : la sécurité dans les mines et les usines, les maladies dues au plomb, au mercure, au phosphore mobilisent davantage les syndicats et les associations ouvrières, ainsi que des médecins hygiénistes. Il faut y ajouter l'épuisement que la dureté du travail inflige aux ouvriers.
La loi de 1919 sur l'indemnisation des maladies professionnelles modifie les circonstances. Extension de la loi de 1898 sur l'indemnisation forfaitaire des accidents du travail, elle constitue un pas décisif dans la mise en place du régime dit " assurantiel " en matière de réparation des lésions suscitées par le travail. Le droit à réparation dépend d'abord de l'inscription de la pathologie de la victime sur la liste des tableaux de maladies reconnues, puis de l'acceptation de chaque demande individuelle, à la condition que tous les critères indiqués dans le tableau concerné soient remplis. Or, pendant de longues décennies, aucun tableau n'est créé pour les affections périarticulaires provoquées par les gestes ou les postures de travail.
Au cours des années 1920 et 1930, les commissions d'experts chargées de se prononcer sur l'éventuelle reconnaissance des pathologies périarticulaires traînent à le faire. Après la Libération, la question est à nouveau posée par le cabinet du ministre du Travail. Les experts de la direction du Travail n'émettent pas d'avis favorable, au motif que les arthrites, arthroses, tendinites, bursites et autres contractures affectant les doigts, les mains, les poignets, les coudes, les épaules, les genoux et les chevilles, sans parler de la colonne vertébrale, n'ont pas une cause professionnelle bien nette. Seules peuvent être indemnisées, à partir de 1955, les lésions provoquées par le maniement de marteaux pneumatiques et d'autres outils vibrants1
Les observations de médecins du travail et de l'administration font pourtant ressortir une nouvelle série de professions particulièrement sensibles : les mineurs, les travailleurs du bâtiment et des travaux publics, les personnels employés dans les conserveries et les abattoirs, les dactylographes, les ouvriers et ouvrières actionnant des machines-outils ou travaillant sur chaîne, etc. Reste que la mobilité d'une partie des salariés affectés à des tâches répétitives, femmes et immigrés notamment, facilite l'occultation des problèmes.
L'impulsion européenne
La construction européenne, entreprise à partir du traité de Rome de 1957, fait évoluer la position du ministère. Les six Etats membres envisagent en effet de rapprocher leurs systèmes de réparation et commencent par comparer leurs listes de maladies professionnelles reconnues. Les maladies périarticulaires, bien que de gravité modérée, font partie des axes prioritaires de réflexion. Sans doute les mises en cause des conditions de travail, à partir du début des années 1970, contribuent-elles aussi à cette évolution.
La réparation des pathologies périarticulaires se met en place en trois temps. En 1972, le tableau n° 57 est créé pour la prise en charge de l'hygroma du genou que contractent des ouvriers du BTP. En 1982 intervient une extension notable de ce tableau, avec la reconnaissance de tendinites et de compressions de nerfs. Dans les causes admises, la répétition des gestes s'ajoute à la position en appui. Le coude, le poignet et la main sont désormais acceptés comme sièges des lésions prises en compte. En 1991, une nouvelle réforme inclut les épaules et les chevilles. De plus, elle prend en compte pour chaque articulation les tendinites, les inflammations de tissus et les compressions de nerfs. Elle reconnaît la douleur comme symptôme, ce qui signifie une acceptation de l'expression des salariés concernés. Ce troisième palier crée la catégorie générique des " affections périarticulaires provoquées par certains gestes et postures de travail ", et plus nettement par l'excès d'effort. Le terme de TMS, venu d'Europe du Nord, se répand.
Parallèlement à ces changements administratifs, les années 1980 voient s'engager une double évolution, en France comme dans la plupart des pays développés. D'une part, le nombre de maladies déclarées et reconnues dans le tableau n° 57 augmente au rythme annuel moyen de 18 %. Ce mouvement traduit l'usage croissant des droits ouverts, malgré la persistance d'une sous-déclaration importante. Il correspond sans doute aussi à une crispation globale des conditions de travail et d'emploi : nouvelles formes d'organisation, chute des perspectives de mobilité professionnelle, précarisation, etc. La plupart des branches d'activité sont en effet touchées par cette vague sans précédent. D'autre part, une sensibilité nouvelle à ces pathologies se développe, parmi les médecins du travail, les ergonomes, les syndicats, certains chefs d'entreprise. Alors que les facteurs biomécaniques étaient seuls évoqués auparavant pour expliquer l'apparition des TMS, les risques psychosociaux sont mis en avant à propos de ces " maladies de l'organisation ".
Le gouvernement a fait de ce phénomène de société une priorité de son plan santé-travail de 2005. Au-delà de cette préoccupation préventive, le ministère du Travail a lancé en novembre 2008 les travaux de révision du tableau n° 572 . Une initiative visant, selon les organisations syndicales et les associations de victimes, à réduire le nombre de cas indemnisés. ?
" Affections périarticulaires : une longue marche vers la reconnaissance (1919-1991) ", par Nicolas Hatzfeld, Revue française des affaires sociales nos 2-3, avril-septembre 2008.
" Les malades du travail face au déni administratif : la longue bataille des affections périarticulaires (1919-1972) ", par Nicolas Hatzfeld, Revue d'histoire moderne et contemporaine n° 56-1, 2009.
Occupation and Disease. How Social Factors Affect the Conception of Work-Related Disorders, par Allard E. Dembe, Yale University Press, 1996.