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Transition agricole et conditions de travail : quelles solutions pour un modèle durable ?

par Bérénice Soucail / 27 mai 2025

Les agriculteurs aux méthodes respectueuses de l’environnement voient leur charge de travail manuel augmenter, et sont exposés à des pénibilités physiques spécifiques. Pour proposer un modèle durable, ils cherchent des voies d'amélioration de leurs conditions de travail qui ne passent pas par la mécanisation ou le recours aux intrants de synthèse.
 

« En bio, les deux tiers du temps, c’est du désherbage. Il y en a constamment à faire ». Justine Vilbert, 34 ans et salariée agricole, a « fait » plusieurs saisons en jeunes plants maraîchers bio dans le bassin nantais. Pour des raisons « éthiques », elle préfère de loin travailler en bio. Mais cette méthode de production agricole lui demande aussi de passer plus de temps penchée vers le sol, à ramasser, planter, et désherber - là où en conventionnel, fruits et légumes peuvent être cultivés hors sol, en hauteur.

« C’est au ras du sol, à quatre pattes, et j'arrache les mauvaises herbes ! », illustre Benoit Delarce, secrétaire national à la CFDT Agri-Agro et ancien ouvrier agricole. Donc je suis dans des postures contraintes systématiquement, pendant une assez longue durée, car un champ fait une sacrée surface. En maraîchage, c’est flagrant. »

Postures extrêmes, gestes répétitifs

Le travail agricole, qu’il soit réalisé en conventionnel ou en bio, est pénible physiquement. Toutefois, les réglementations de la certification « bio » ont des effets spécifiques sur les conditions de travail des agriculteurs et agricultrices. L’absence d’intrants de synthèse (engrais ou pesticides) et le moindre recours aux machines accroissent le travail manuel en maraîchage, notamment pour désherber. En élevage, les travailleurs doivent sortir leur troupeau, ce qui les expose aux risques du travail en extérieur.

« Les postures extrêmes, les gestes répétitifs, le rythme de travail intense et prolongé » sont les principaux risques relevés par une étude réalisée auprès d’agriculteurs bio en 2020 par l’Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) des Hauts-de-France. Pour les prévenir, l’utilisation de lits de désherbage, plateformes amovibles qui permettent désherber allongé, est préconisée, ainsi que la polyvalence des tâches afin de varier les postures et les gestes.

Construire une activité durable

Cette étude a été commandée par l’agglomération de Douai (Nord), porteuse d’« une politique volontariste pour fournir en alimentation locale, et donc qui soutient davantage les agriculteurs bios que d'autres territoires », selon Christèle Wagner, chargée de mission à l’Aract des Hauts-de-France. Dans un contexte marqué par un mal-être généralisé dans la profession et par la crise de la filière bio1 , les structures qui soutiennent des modes de production plus respectueux de l’environnement ont aussi les yeux rivés sur la santé des agriculteurs.

« L'enjeu est de faire en sorte que ce contexte de transition et d'adaptation soit à la fois une opportunité pour améliorer les conditions de travail des agriculteurs - au moins ne pas les aggraver - et pour permettre leur maintien dans l'activité. Donc de construire une activité durable », explicite Evelyne Escriva, cheffe de projet à l’Agence nationale des conditions de travail (Anact), qui a lancé un appel à projets sur cette thématique avec le Fonds pour l’amélioration des conditions de travail (Fact), en partenariat avec le ministère de l'Agriculture, la Mutualité Sociale Agricole (MSA), et la mission interministérielle de coordination de la prévention du mal-être en agriculture.

« Du temps pour faire autre chose »

En adoptant des pratiques plus écologiques, certains agriculteurs se mettent en effet à faire plus attention à leurs conditions de travail. Anne Billard, 60 ans, à la tête d’une ferme en polyculture-élevage ovin et bovin dans la Brenne (Indre) depuis 1995, a progressivement redimensionné celle-ci pour diminuer sa charge de travail. « Je ne trouve pas le travail d'agriculteur forcément difficile - certainement parce que j'aime ça, expose-t-elle. Mais ce que je veux, c'est du temps pour faire autre chose. Par exemple, j'ai des chevaux, c’est ma passion, et j'ai beaucoup de mal à dégager du temps pour les monter. »

Si Anne Billard a converti son élevage en bio dès 2009, son mari, maintenant décédé, se refusait à réduire leur troupeau de 220 vaches et 650 brebis. « On n’arrêtait pas » se souvient-elle. L’éleveuse s’est rapprochée du réseau des Associations pour le développement de l'emploi agricole et rural (Adear), lié à la Confédération paysanne, où elle participe à des groupes de discussions sur l’autonomie des fermes et le temps de travail. Et depuis l’an dernier, elle a commencé à vendre, pour, à terme, n’avoir « que » 150 vaches et 120 brebis. « Qui dit grosse ferme, dit vraiment beaucoup de travail. Avec une petite ferme, on a plus de possibilités de se dégager du temps. »

Autres profils, autres exigences

Encouragée par son fils qui travaille maintenant à la ferme, Anne Billard a également décidé à inscrire « ses week-ends » sur un calendrier – une chose impensable il y a quelques années. « Par exemple, le week-end prochain je ne vais pas travailler. C'est super. Je ne pars nulle part, mais je vais faire autre chose ! »

L’arrivée d’agriculteurs non-issus du milieu agricole - 50% de ceux installés en bio selon le baromètre sur le moral des agricultrices et agriculteurs bio 2023 – encourage la diffusion de ce type de pratiques. « Dans leur parcours, ils ont souvent eu des expériences salariées, et donc des weekends, des congés payés. Cela leur donne une autre vision et d'autres attentes de ce que peuvent et doivent être les conditions de travail sur une ferme », avance Sophie Rigondaud, chargée de mission à la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab).

En effet, la trajectoire socio-professionnelle des agriculteurs bio joue sur leur appréhension des pénibilités physiques de leur métier, comme le montrent les travaux du sociologue Frédéric Nicolas, maître de conférences à l’université Paul-Valéry Montpellier. Ceux issus du monde agricole ou « qui ont exercé des activités manuelles et se reconvertissent dans l’agriculture bio » s’installent en général avec une idée précise de ce qui les attend ; là où d’autres, plus diplômés et venus des professions intellectuelles « découvrent généralement la pénibilité, notamment celle du désherbage, au cours de l’activité. »

Enfin, ceux qui se tournent vers l’agriculture biologique après un parcours d’ingénieur « ont conscience de la pénibilité du travail, et grâce à leur formation, ont la capacité de réduire toute tâche qui pourrait être dommageable pour leur santé ».

Pas de « retour en arrière » sur les conditions de travail

Les agriculteurs et agricultrices bio ont donc inégalement accès aux ressources techniques pour améliorer leurs conditions de travail. D’autant que les outils sont chers - selon plusieurs sites consultés, les lits de désherbage, dans leur version à quatre places coûtent autour de 20 000 euros - et ne constituent pas toujours des investissements rentables sur de petites surfaces.

Pour pallier ce problème, l’Atelier Paysan organise des sessions d’auto-construction d’outils un peu partout en France. « A l’occasion de la première formation de paysannes en non-mixité qu’on a accompagnée en 2021, l’une d’entre elles avait mis au point un système pour repousser le fourrage, qui sert à l’alimentation des bovins, sur son tracteur, pour ne pas avoir à s'esquinter le dos », illustre Thomas Borrell, le coordinateur scientifique de cette coopérative.

Ces initiatives techniques ont aussi une portée politique. La modernisation de l’agriculture de l’après-guerre, introduisant la mécanisation et un recours massif aux intrants de synthèse, a été justifiée par la réduction des pénibilités du travail. Aussi, certains détracteurs des modèles bio ou paysans les accusent d’un « retour en arrière » sur cette question. D’où le besoin pressant de proposer des solutions.

  • 1En 2023, la surface cultivée en bio, qui représente 10,4% de la surface agricole totale, a reculé pour la première fois.
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