Travail et santé jouent sur la sortie précoce de l'emploi
Une personne à la santé altérée ayant occupé des postes peu qualifiés cumulant des pénibilités physiques : c'est le portrait-robot du travailleur sorti de l'emploi avant 60 ans qui peut être établi à partir d'une étude du ministère de la Santé.
Les personnes sorties définitivement de l'emploi avant 60 ans ("SDE") ont plus souvent occupé des professions peu qualifiées tout au long de leur carrière professionnelle et elles ont été également plus exposées que les autres personnes de 60 ans ou plus au cumul de pénibilités physiques. Leurs carrières sont davantage affectées par une santé plus dégradée. Par ailleurs, leur sortie de l'emploi relève plus souvent de choix contraints en lien avec la sphère professionnelle. Enfin, ces inégalités simultanées et cumulatives (sociales, de conditions de travail et de santé) sont d'autant plus marquées que le retrait de l'emploi intervient prématurément. Tels sont les constats de l'étude publiée en octobre dernier (voir "A lire") par la direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques (Drees) du ministère des Affaires sociales et de la Santé, à partir des données du panel de l'enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP, voir encadré ci-contre).
Beaucoup d'ouvriers, peu de cadres
La moitié des hommes et des femmes (51 %, quel que soit le genre) âgés de 60 à 78 ans en 2010 et ayant exercé une activité professionnelle pendant au moins dix ans se sont retirés de l'emploi avant 60 ans. La part de femmes qui ont arrêté de travailler très tôt est sensiblement plus élevée (10 % d'entre elles avant 50 ans et 8 % entre 50 et 53 ans, contre respectivement 3 % et 6 % pour les hommes), alors que les hommes ont une propension plus forte à sortir de l'emploi un peu avant 60 ans. Les logiques de la sortie de l'emploi semblent différentes pour les hommes et pour les femmes.
Parmi les individus sortis définitivement de l'emploi avant 60 ans, on observe une importante surreprésentation des hommes non bacheliers et des femmes qui se sont arrêtées au baccalauréat. Il en résulte, pour les hommes "SDE", des différences nettes dans les caractéristiques du premier emploi occupé, avec une forte surreprésentation des postes d'ouvrier ou liés à l'industrie et une sous-représentation des cadres. Ce gradient social s'avère d'autant plus marqué que l'âge à la sortie de l'emploi est prématuré. Pour les femmes, les différences au premier emploi sont moins caractérisées, avec toutefois moins de cadres et un peu plus d'employées parmi celles ayant arrêté de travailler avant 60 ans.
Avant 50 ans, les hommes et les femmes "SDE" ont passé autant de temps en activité que les autres personnes de 60 ans ou plus, principalement dans des emplois longs et avec peu d'interruption de carrière. Ce n'est qu'à partir de cet âge qu'on constate une rupture nette, avec un temps passé en emploi deux fois moindre parmi les "SDE". Parallèlement, le sens de la trajectoire peut être apprécié en comparant l'évolution temporelle des professions : une trajectoire sera dite "stationnaire" si, entre deux années, les professions exercées se situent au même niveau de la hiérarchie sociale, "ascendante" en cas d'évolution positive et "descendante" dans le cas contraire. Du côté des femmes, le sens des trajectoires diffère peu entre les personnes sorties de l'emploi avant et après 60 ans. En revanche, entre son premier emploi et l'âge de 60 ans, un homme "SDE" sur trois suit une trajectoire "stationnaire peu qualifiée" associée à une carrière dans des postes d'employé ou d'ouvrier, contre seulement 24 % des autres personnes de 60 ans ou plus. Les différences relevées en termes de groupe social au premier emploi perdurent donc tout au long de la carrière professionnelle.
Une plus forte exposition aux contraintes physiques
Les enquêtés étaient également interrogés sur la nature et la fréquence des pénibilités physiques auxquelles ils avaient été exposés au cours de leur itinéraire professionnel. Si la part des années passées dans un emploi exposant à une seule pénibilité physique entre 15 et 49 ans est relativement proche pour les personnes sorties de l'emploi avant 60 ans et celles sorties après cet âge (autour de 20 %), l'écart se creuse lorsqu'on considère l'exposition à au moins deux pénibilités (voir graphique page 44). Les hommes sortis définitivement de l'emploi avant 60 ans ont ainsi été exposés à au moins deux pénibilités pendant, en moyenne, 25 % de leur temps passé en emploi entre 15 et 49 ans, contre 14 % pour les autres. Le même constat est fait pour les femmes : 15 %, contre 9 %. L'exposition aux pénibilités se poursuit entre 50 et 59 ans dans des proportions similaires. Cette plus forte exposition professionnelle des "SDE" s'explique en partie par la composition sociale de ce groupe, la fréquence et le type d'exposition étant fonction de la catégorie socioprofessionnelle, elle-même en lien avec le secteur d'activité. Pour autant, on retrouve ce phénomène au sein de chacun des groupes sociaux. Enfin, plus les individus se sont retirés tôt de l'emploi, plus la part relative du temps passé à exercer un emploi avec de multiples pénibilités physiques s'avère importante : 35 % pour les hommes sortis avant 50 ans, 25 % autour de 55 ans et un peu plus de 20 % juste avant 59 ans ; pour les femmes, respectivement 20 %, 15 % et 10 % environ.
En dépit de trajectoires professionnelles moins valorisantes, marquées par des conditions de travail plus difficiles, les personnes sorties de l'emploi avant 60 ans et celles ayant cessé de travailler au-delà de cet âge attribuent la même note moyenne quant à leur choix et à leur satisfaction vis-à-vis de leur carrière (autour de 7,5 sur 10 pour chacun de ces deux critères). Toutefois, les individus les moins exposés aux pénibilités physiques ont une meilleure perception de leur itinéraire, indépendamment de l'âge de sortie de l'emploi. Ce résultat se retrouve au sein de chaque groupe social
Davantage de temps passé avec de multiples pathologies
Les conditions de travail et la situation professionnelle peuvent jouer - de manière immédiate ou différée, réversible ou non - sur l'usure prématurée ou la préservation du "capital santé". Plusieurs études ont en effet montré que les pénibilités physiques, notamment celles étudiées ici (efforts physiques intenses, travaux répétitifs, horaires de nuit et expositions aux produits toxiques), peuvent avoir un effet notable sur la santé, qui se révèle encore plus néfaste quand certaines de ces pénibilités se cumulent au sein d'une même période d'emploi (voir "A lire").
Au moment de l'enquête, les personnes sorties définitivement de l'emploi avant 60 ans déclarent plus souvent que celles sorties à partir de cet âge une santé altérée (santé générale perçue comme "moyenne", "mauvaise" ou "très mauvaise"). Elles indiquent également avoir connu davantage d'événements de santé et avoir passé plus de temps avec de multiples pathologies. L'état de santé déclaré n'est disponible qu'à chacune des interrogations de l'enquête, soit en 2006 et en 2010 (voir encadré page 43). Une estimation de l'état de santé à chaque âge a ainsi été mise en oeuvre afin de pallier ce manque d'information et d'obtenir des trajectoires de santé sur le passé des individus. L'étude de l'état de santé estimé à chaque âge entre 20 et 59 ans permet de constater que les écarts entre la santé des hommes "SDE" et celle des autres apparaissent à partir de 40 ans et s'accentuent fortement autour de 50 ans (voir graphique ci-dessous). Cela concorde avec l'accroissement déjà observé des inégalités sociales de santé à mesure que les individus avancent en âge. Le différentiel d'état de santé déclaré, nul à 40 ans, passe ainsi de trois à huit points de pourcentage entre 49 et 59 ans. Pour les femmes, les écarts apparaissent plus tôt, dès 30 ans, mais augmentent également avec l'âge. Ces écarts d'évolution dans le temps de l'état de santé se confirment, si l'on raisonne à groupe social équivalent. Cela suggère l'existence d'un effet différé des expositions physiques professionnelles sur la santé, ayant des répercussions particulièrement fortes sur la fin d'activité. Cependant, d'autres facteurs individuels (rapport au risque, comportements de santé, facteurs environnementaux...), corrélés aux trajectoires professionnelles, peuvent influer sur l'état de santé. Le lien entre état de santé et trajectoires professionnelles semble différent pour les femmes. Pour celles-ci, les écarts de santé entre les personnes sorties de l'emploi avant et après 60 ans apparaissent très tôt et s'accentuent légèrement mais continuellement pour atteindre un plateau vers 45 ans.
Répercussions négatives sur la carrière
L'analyse du nombre et de la durée des événements de santé (pathologies chroniques et handicaps) déclarés par les enquêtés tout au long de leur vie permet d'affiner ce constat. A l'instar de ce qu'on note pour l'exposition aux pénibilités physiques, les hommes et les femmes sortis définitivement de l'emploi avant 60 ans se distinguent surtout par une propension significativement plus importante à être confrontés à plusieurs événements de santé, aussi bien entre 15 et 49 ans qu'entre 50 et 59 ans. Plus un individu est sorti prématurément de l'emploi, plus le nombre d'années déclarées avec plusieurs événements de santé est important. Toutefois, si un état de santé dégradé à partir de 40 ans est associé à une sortie précoce de l'emploi pour l'ensemble des groupes sociaux, la corrélation s'avère plus marquée pour les ouvriers, les agriculteurs et les artisans-commerçants que pour les cadres (en particulier pour les femmes). En outre, d'après les déclarations des enquêtés, les événements de santé que les "SDE" ont pu connaître ont eu beaucoup plus fréquemment des répercussions négatives sur leur itinéraire professionnel entre 15 et 49 ans (pour un tiers d'entre eux, contre moins de 20 % des autres), et ce à groupe social donné. Un quart des personnes sorties définitivement de l'emploi avant 60 ans indiquent notamment que leur santé a joué un rôle dans la fin du dernier emploi, contre 15 % des hommes et 18 % des femmes sortis de l'emploi après cet âge.
L'ensemble des constats issus de cette étude invite à essayer de mieux comprendre, d'une part, les mécanismes de construction de la santé au travail et, d'autre part, la façon dont les environnements de travail sont compatibles - ou rendus compatibles - avec des problèmes de santé, au travers des modes de réaction individuels (stratégies de protection ou d'évitement des risques professionnels mais aussi comportements individuels de santé) et collectifs.
"Trajectoires professionnelles et de santé et sorties définitives de l'emploi avant 60 ans", par Marc Collet, Nicolas de Riccardis et Lucie Gonzalez, Dossiers solidarité et santé n° 45, octobre 2013, Drees.
"Conditions de travail pénibles au cours de la vie professionnelle, et état de santé après 50 ans", par Marlène Bahu, Catherine Mermilliod et Serge Volkoff, dossier "L'âge dans les régimes de retraite", Revue française des affaires sociales n° 4, octobre-décembre 2012.