Le travail, invité trop discret de la campagne électorale
Les résultats des enquêtes sur les conditions de travail et leurs effets sur la santé sont peu brillants et incitent à espérer une politique du travail. Las ! La plupart des candidats à la présidentielle ont omis d'inscrire ce thème dans leur programme.
de rares exceptions près - qu'on ne va pas souligner ici -, les candidats à la prochaine élection présidentielle, ou aux primaires qui la précèdent, laissent à l'arrière-plan les questions du travail. Quand elles sont évoquées, c'est sous un angle comptable : le niveau du chômage, le "coût" du travail ou des licenciements, la durée hebdomadaire, les années de cotisation pour la retraite, sans oublier le compte pénibilité, que certains ont pris pour cible. Du travail lui-même, ses conditions, ses effets sur la santé, les marges d'action de celles et ceux qui le réalisent, voire la qualité de ses résultats, il est peu question.
Pas de recul des contraintes et nuisances
La période se prête pourtant à ce qu'on développe sur ce sujet la réflexion et l'action politiques, ne serait-ce qu'en explorant deux champs de connaissances, fondamentaux pour elles, ou qui devraient l'être : l'histoire et la géographie.
L'histoire, d'abord. La relative indifférence du débat politique aux questions du travail pourrait laisser penser que le gros des problèmes, dans un pays comme le nôtre, appartiendrait au passé. Une idée courante est, par exemple, celle d'un recul des contraintes et nuisances physiques. La diminution du nombre d'ouvriers de l'industrie, la mécanisation, l'automatisation auraient raréfié les expositions corporelles. Or les effectifs industriels ont diminué mais restent importants ; et parmi les métiers du "tertiaire" figurent les professions du nettoyage, du soin ou de la grande distribution, où l'effort physique et l'exposition au bruit ou aux toxiques sont très répandus. Par ailleurs, si les machines et les automates ont supprimé des tâches pénibles, leur usage peut s'avérer moins confortable qu'on ne l'imaginait. Les résultats d'enquêtes constituent ici d'utiles rappels à l'ordre. Selon l'enquête Sumer1 , 34 % des salariés étaient en 2010 exposés à un produit chimique dans leur travail, et 13 % à des solvants ; à un ou deux points près, ces proportions n'avaient pas bougé depuis les éditions 1994 et 2003 de l'enquête. De son côté, l'enquête nationale Conditions de travail2 de 2013 a pointé 35 % de salariés en postures pénibles, 41 % portant des charges lourdes, 16 % exposés aux secousses ou vibrations, tous ces pourcentages étant plutôt en augmentation à long terme.
Selon un autre thème en vogue, l'élévation des qualifications et des responsabilités s'accompagnerait d'un enrichissement intellectuel et d'une extension du pouvoir d'agir, avec des effets positifs sur la santé et le bien-être. Les enquêtes statistiques à nouveau, mais aussi les études de terrain et l'expérience quotidienne des acteurs concernés, amènent à nuancer ce jugement. Elles rendent compte d'un mouvement général d'intensification du travail, avec le cumul croissant de différentes contraintes de rythme pour un même travailleur : en trente ans, dans les enquêtes nationales, la proportion de salariés dont le rythme de travail est marqué par au moins trois contraintes différentes (par exemple : délais courts + cadence des collègues qu'il faut suivre + client à satisfaire immédiatement) est passée de 6 % à 35 %. Dans ce contexte, il peut certes y avoir un appel à l'autonomie, un recul de la routine, mais la pression temporelle réduit l'espace des choix possibles dans la réalisation de la tâche. Elle resserre les possibilités de se concerter avec des collègues, de préparer ses tâches, d'apprendre, de transmettre ses savoirs à d'autres. Cette évolution a de multiples conséquences sur la santé physique et psychique, avec une forte diversité entre les individus. Dans ce domaine non plus, l'amélioration ne va pas de soi.
La France, cancre de l'Europe ?
La géographie, à présent. Les comparaisons entre pays, même s'il faut les examiner prudemment, sont intéressantes, car elles s'opposent aux points de vue fatalistes selon lesquels les fortes contraintes dans le travail seraient inévitables, rançon de la compétition économique internationale - un propos qu'on entend chez des acteurs de divers bords, selon qu'il s'agit de condamner ce modèle ou de s'en accommoder. Or, que le dumping social et les délocalisations contribuent à dégrader les conditions de travail ne fait pas de doute, mais ni cette tendance ni les situations auxquelles elle aboutit ne sont uniformes. Revenons aux statistiques et voyons ce qu'il en est dans les pays d'Europe.
La Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound, dite "Fondation de Dublin") mène tous les cinq ans, depuis 1990, une enquête sur les conditions de travail dans les pays de l'Union, avec des échantillons de 1 000 à 3 000 personnes par pays. La dernière a eu lieu en 2015 (voir "Sur le Net"), et la France n'y fait pas bonne figure : avant-dernière (avant la seule Roumanie) sur l'indice "environnement physique sain" ; 22e sur 28 en matière d'intensité du travail ; 22e aussi sur l'indice de "qualité du management" (telle que perçue par les salariés). Sur d'autres aspects, comme la conciliation entre vie de travail et vie familiale ou le développement des compétences, la position de la France est moins défavorable, sans pour autant qu'elle apparaisse en tête de tableau. Vers la fin du questionnaire figure cet item : "L'organisation pour laquelle je travaille me motive à donner le meilleur de ce dont je suis capable dans le travail", avec des réponses échelonnées de la totale approbation au total désaccord. La France se situe ici à la 19e place, devant la Grèce et plusieurs pays de l'ex-bloc de l'Est, mais derrière tous les autres. Un constat qui vaut d'être médité, justement au regard des enjeux de performance dans la concurrence internationale.
Un déterminant des politiques sociales
Il n'y a donc ni amélioration naturelle ni fatalité de la dégradation. Ces deux constats devraient légitimer l'expression d'une volonté d'agir. Il y a place pour une "politique du travail", dont on peut rappeler les principales composantes, sans les développer ici : la réglementation bien sûr, mais aussi les dispositifs de négociation et de débat dans l'entreprise ; les sanctions ou au contraire les aides financières ; l'accompagnement et le conseil ; la formation des acteurs ; les cahiers des charges des commandes publiques. Sans oublier la responsabilité directe de l'Etat et des collectivités territoriales en matière de conditions de travail de leurs propres salariés.
En outre, hors de ces politiques dédiées aux conditions de travail, bien d'autres orientations politiques et sociales gagneraient à être pensées en prenant celles-ci en compte. Peut-on sans cela choisir en connaissance de cause une politique de santé publique, une réforme des retraites, une architecture des normes de négociation, une perspective de transition énergétique, un objectif de croissance ? Quand il sera temps de voter, au printemps prochain, ces questions seront peut-être restées en suspens, et c'est navrant.
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Enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels, pilotée par la direction générale du Travail et la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail et menée par des médecins du travail.
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Egalement pilotée par la Dares.
La 6e enquête européenne sur les conditions de travail a donné lieu à un rapport intitulé Sixth European Working Conditions Survey. Overview report, téléchargeable sur le site de la Fondation de Dublin : www.eurofound.europa.eu, rubrique "Publications".