Le travail en photos et sans clichés

par Frédéric Lavignette / avril 2009

En croisant au sein d'une exposition prises de vues de photographes et commentaires éclairants d'experts, des étudiants et enseignants en ergonomie et psychologie du travail ont réussi leur pari : redonner un peu de visibilité à la part humaine du travail.

Dans un contexte économique et social où le seul fait de détenir un emploi passe pour un privilège, est-il utile de se poser des questions sur le travail ? Oui, ont répondu des étudiants et enseignants en master de psychologie du travail et d'ergonomie à l'université Paris 10 Nanterre. En organisant "Le travail révélé", événement qui s'est tenu du 6 au 20 mars dans les galeries de la mairie du 13e arrondissement de Paris, ces derniers ont souhaité donner un aperçu de ce qu'est devenu le travail aujourd'hui. Ils ont aussi cherché à éclairer le public sur ce qui motive réellement les salariés dans leur activité. Pour mener à bien cette réflexion, ils se sont attachés à croiser les regards d'universitaires, d'experts du monde de l'entreprise et de photographes de renom.

"Chacun de nous s'est fait le rapporteur de situations liées au monde des travailleurs, explique l'ergonome Sophie Prunier-Poulmaire, l'un des deux professeurs de Nanterre à l'initiative du projet. La finalité de notre démarche a été de ramener le travail au centre d'une réflexion collective, sans pour autant tomber dans la lamentation." Ainsi, le 17 mars, une journée de conférences et de débats a permis d'aborder plusieurs thématiques centrales : "Le travail tout au long de la vie" ; "Temps et tant de travail : travailler plus, moins, mieux, différemment" ; "Travail sous tension : tensions au travail". Lors de ces conférences, plusieurs experts et spécialistes des questions de santé au travail ont pu échanger leurs points de vue.

 

Le labeur dans tous ses états

 

Parce qu'une prise de distance permet parfois une meilleure analyse des situations, il n'a pas été demandé aux travailleurs de témoigner directement de leur propre condition. Des reporters de l'agence Magnum (Raymond Depardon, Martin Parr, Marc Riboud, Martine Franck, Patrick Zachmann, Peter Marlow...) et des photographes indépendants s'en sont chargés. Leur mise en lumière du travail contemporain a fait l'objet d'une exposition de 77 clichés, par lesquels le labeur s'est extirpé de ses bureaux, de ses usines pour mieux se "révéler" aux yeux du monde. Sur ces images, couvrant la période 1990-2008, en plein jour ou dans la nuit, en plein air ou à l'abri, on voit des hommes et des femmes, le visage en sueur ou bien noirci, en uniforme, en bleu ou en costume-cravate, des êtres alignés, rassemblés ou isolés qui, dans des efforts conjugués ou esseulés, assis, debout ou le dos courbé, répètent des mouvements, assemblent des pièces, cueillent, tapent, poussent, soulèvent ou tirent des matériaux pour accomplir une tâche.

Tous ces investissements physiques et humains en faveur de la réalisation d'une production ou d'un service sont autant facteurs d'"épanouissement personnel et identitaire" que "synonymes d'obligations et de contraintes", estiment les concepteurs de cette exposition. Si c'est la plupart du temps par nécessité que l'homme consacre son quotidien au travail, il peut lui arriver d'éprouver de la fierté une fois son devoir accompli, en dépit de la peine et de la difficulté rencontrées dans l'effort. Loin de se référer au slogan d'une récente campagne électorale présidentielle, le psychologue du travail Jean-Luc Mogenet, autre initiateur de la manifestation, considère que les termes "valeurs" et "travail" peuvent très bien s'accommoder ensemble. A titre d'exemple, il cite les ré­centes mises au chômage partiel dans l'industrie automobile : "Elles ont été vécues par les salariés concernés de façon dramatique, même si cette suspension d'activité a été, a priori, momentanée. De fait, elles représentaient non seulement une perte financière importante pour les salariés, mais aussi la privation d'une activité dans laquelle ils sont investis affectivement."

A travers l'exposition, cette implication des salariés dans le travail se retrouve également dans un autre environnement professionnel : celui de l'hôpital. La photographie en noir et blanc de Chris Steele-Perkins nous donne à voir un vieillard sous assistance respiratoire, entouré de trois femmes en blanc. L'une d'elles, l'infirmière sûrement, redresse l'oreiller de l'homme que l'on devine inerte. L'image, comme toutes les autres, est accompagnée du commentaire d'un des experts du monde du travail. Ici, Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS, prend soin de nous rappeler que "le travail sur l'humain prend une place de plus en plus importante dans notre économie, ce qui plonge de fait les salariés au coeur d'importants conflits de valeurs". Cependant, note-t-elle, au-delà des exigences et des définitions imposées par l'entreprise ou l'institution "dans le cadre d'une logique de rentabilité, il y a le travail tel que les salariés estiment qu'il devrait être, c'est-à-dire un travail respectueux d'autrui"

On le sait, au travail, le respect n'est pas toujours au rendez-vous. Dans cette exposition pourtant, nulle trace apparente d'une scandaleuse utilisation de la main-d'oeuvre. Par certaines images saisies sur des chantiers, à la sortie de la mine, dans des hauts-fourneaux, à la chaîne ou en pleine mer, la souffrance peut certes se deviner, s'imaginer ou aller de soi. Mais tout semble en conformité avec la loi. Par conséquent, pas de scènes montrant le travail des enfants, nos sociétés occidentales ne permettant pas ce genre d'exploitation. En revanche, les photographies exposées donneront lieu à des tirages spécifiques, vendus au bénéfice de l'ONG Asmae-association Soeur Emmanuelle, qui lutte contre ce type d'exploitation dans le monde.

 

Tâches difficiles, corps contraints

 

Le travail des enfants est d'ailleurs "la seule chose qui nous différencie de la Chine", relève, avec un brin d'exagération, le photographe indépendant Olivier Dion. Car, de son point de vue, concernant les conditions de travail, certains salariés français ne sont pas mieux lotis que leurs homologues chinois. Il cite notamment l'exemple de quelques entreprises hexagonales qui, par un système de ressorts, de gouttières et de câbles reliés aux mains et aux bras de leurs employés, "actionnent" leurs mouvements, tels des pantomimes, afin de soulager l'exécution des tâches difficiles.

N'est-ce d'ailleurs pas cette même thématique qui est plus ou moins évoquée par David Hurn dans sa photographie de l'ouvrier gallois de l'usine de moteurs Ford ? Dans son commentaire, le statisticien et ergonome Serge Volkoff, du Centre d'études de l'emploi, semble s'interroger : "Cet ajusteur, montré au travers d'une boucle de tuyau, le photographe le voit-il menacé de ligotage ? Ou veut-il attirer l'attention sur le visage, le regard attentif à la réussite du geste ? Acceptons les deux visions." Une troisième vision, plus funeste, aurait tout aussi bien pu être avancée : celle de la corde du pendu. Le travail élevé à l'équivalence de la mort, en d'autres termes. Une autre façon de rappeler que travail et risque sont encore trop souvent associés.

En savoir plus
  • "Le travail révélé", c'est également le nom d'un ouvrage qui réunit les photos et commentaires de l'exposition. Le travail révélé : regards de photographes, paroles d'experts, par Sophie Prunier-Poulmaire (dir.), éditions Intervalles, 2009. 24 euros.