Le travail prend la parole à Renault Flins
Depuis deux ans, le site de Renault Flins expérimente, avec l'aide de chercheurs, une nouvelle façon d'organiser le travail. Des ouvriers référents, élus par leurs pairs, identifient les dysfonctionnements nuisibles à la santé et à la production.
A Renault Flins, les carlingues de la nouvelle Clio et de la Zoé électrique se succèdent minute après minute sur la chaîne de montage. Un ouvrier consigne sur un grand bloc-notes les problèmes qu'ont relevés les opérateurs de son équipe : risques d'accident ou de posture, matériel défectueux, postes mal aménagés... Elu pour six mois, il est devenu leur "référent". Au total, ce sont 650 petits ou grands dysfonctionnements que rencontrent les 600 ouvriers du département montage de l'usine automobile.
Cet inventaire et la mise en place de référents sont le fruit d'une intervention du laboratoire de psychologie du travail du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) durant deux ans, avec 400 jours passés sur place pour l'équipe de sept experts dirigée par Yves Clot. Depuis mars 2012, les psychologues Jean-Yves Bonnefond et Livia Scheller travaillaient à l'atelier des portes et le dispositif a été étendu avec succès à tout le département montage en mai dernier.
A l'origine de cette intervention de longue haleine, il y a une recherche-action lancée en 2008 par la CGT Renault sur tous les sites de l'Hexagone de l'entreprise, pointant les effets négatifs du système maison de production en lean, source de "qualité empêchée" du travail et d'atteintes à la santé des salariés. Un constat contesté par la direction, qui a décidé de faire appel au laboratoire de psychologie du travail sur le site de Flins pour trancher. Avec l'accord des quatre syndicats centraux et de la direction, l'équipe du Cnam a avancé à tâtons avant d'emporter l'adhésion d'une partie des sceptiques. Début juillet dernier, à la sortie d'un comité de pilotage du dispositif, qui associe la direction, les syndicats, les référents et les chercheurs, Jean Agulhon, directeur des ressources humaines de Renault France, s'est montré enthousiaste, affirmant que le constructeur expérimentait à Flins "un nouveau management général de l'entreprise et des relations sociales au sens très large du terme". Le directeur de l'usine, Olivier Talabard, arrivé en janvier et finalement convaincu par le dispositif, déclarait quant à lui : "Le fil du risque est derrière nous. Il serait maintenant presque plus risqué de revenir en arrière que de continuer."
De vrais contre-pouvoirs
En mai, les référents de l'atelier des portes ont formé les 25 référents des autres sections et, à la surprise générale, les effets sur la chaîne ont été immédiats. "En deux mois, on a vu la différence, raconte Samba Konte, ouvrier intérimaire et référent aux moteurs. On a fait modifier une machine qui faisait très mal à la main." Certains aménagements sont plus longs à obtenir. A la section des portes, il a ainsi fallu deux ans pour transformer les joints d'étanchéité entre la porte et la vitre. En pratique, le référent liste d'abord avec son équipe les problèmes sur les postes et les compare avec ceux notés par son homologue de l'équipe du soir. Vingt minutes d'arrêt de chaîne, deux fois par mois, permettent des temps d'échanges entre les opérateurs. Près de 90 % des problèmes concernent le poste de travail, que le chef d'unité peut résoudre rapidement. Sinon, le référent doit s'adresser un cran au-dessus, au chef d'atelier, et saisir l'instance de contrôle qualité.
Le dispositif affiche une double ambition : améliorer la santé et la performance grâce à un dialogue des opérateurs de base sur leur travail, en "coopération conflictuelle" avec leur hiérarchie à tous les niveaux. Pas question, donc, de "faire du diagnostic ou des recommandations", insiste Yves Clot : le processus "vise la transformation immédiate" et l'opérateur a le dernier mot pour valider la solution. "C'est une machine de transformation de l'organisation avec de vrais contre-pouvoirs : les référents, élus pour six mois par leurs équipes, garants de l'autorité de l'expertise de l'opérateur", indique Jean-Yves Bonnefond.
Inédite aussi, la participation des intérimaires. Impossible d'imaginer le dispositif sans eux, "parce qu'ils représentent deux tiers des effectifs, voire 95 % aux portes et aux moteurs, et qu'ils tiennent les postes les plus durs", observe Laëtitia Paineau, chez Renault depuis dix ans et référente historique des portes. Le turn-over permanent a été une "calamité", qui a failli ruiner l'expérimentation, selon l'équipe du Cnam. "A la section des portes, le psychologue est un des plus anciens", ironise Franck Daout, de la CFDT. Fabien Gâche, de la CGT, déplore qu'en deux ans tous les cadres de direction aient changé et que, sur les cinq intérimaires référents, deux soient en fin de mission. Et d'ajouter : "Va-t-on retenir les questions purement techniques et occulter le problème de fond : la précarité ?"
Un peu moins d'absences...
La question de l'emploi étant ultrasensible, les chercheurs se sont concentrés sur le travail. Avec une approche spécifique : faciliter la parole entre les opérateurs, en alimentant la discussion sur ce qu'ils font ou n'arrivent pas à faire. Ces confrontations croisées, véritables controverses entre professionnels, sont filmées et montrées à la hiérarchie. "L'effet est puissant", estime Yves Clot. La hiérarchie a pris conscience des risques que doivent prendre les opérateurs, qui veulent monter les pièces vite et bien, afin de préserver leur santé physique et mentale. "Quand elle est discutée, la performance, c'est la santé", juge Yves Clot. Lors du comité de pilotage de juillet, un référent notait un peu moins d'absences, un meilleur état d'esprit... L'équipe du Cnam reste néanmoins prudente, compte tenu des suppressions de postes d'intérimaires et du ralentissement de cadence mis en place en septembre. Dès octobre, un observatoire, sur le modèle du comité de pilotage, assurera le suivi et l'évaluation du dispositif. Celle-ci se fera sur la base d'une confrontation des critères de chacun : syndicats, direction et référents.
Il faudra aussi préciser le statut du référent, dont les prérogatives génèrent un certain malaise syndical. La CFDT craint qu'on ne "savonne la planche des organisations syndicales" ; la CGT, que la direction instrumentalise les référents. Concernant la santé au travail, "les CHSCT peuvent se saisir des sujets affichés dans les ateliers", explique Laëtitia Paineau. Egalement déléguée FO et élue CHSCT, elle assure ne mélanger "ni les rôles ni les temps". De son côté, l'équipe du Cnam considère qu'il était nécessaire de créer ces référents, le syndicalisme d'usine étant trop souvent "à l'abri du travail" et donc prisonnier, comme la direction, de jeux de postures. Pour les chercheurs, instituer du conflit sur la qualité du travail modifie le rapport social dans l'entreprise.
A moyen terme, Renault France envisage d'étendre le dispositif à toute l'usine, voire de négocier un accord de méthode, ou d'entreprise, pour créer une fonction similaire au référent au niveau du groupe. Du côté des salariés, l'enthousiasme est empreint de réalisme. "Avant, on était des machines, lance Laëtitia Paineau. Maintenant, on est redevenus des femmes et des hommes, et les opérateurs accepteront difficilement de revenir en arrière."