Travailleurs isolés, précarisés... ensemble, c'est tout !
Avant, il y avait l'individualisation des salaires et de l'évaluation des performances. Aujourd'hui, il y a aussi les indépendants, les télétravailleurs, les précaires, les isolés par l'organisation du travail... Et certains cherchent à recréer du collectif.
élétravailleurs, indépendants, précaires, salariés isolés... Ils n'ont pas le même statut d'emploi ni les mêmes conditions de travail, n'appartiennent pas à la même famille professionnelle, mais ils ont en commun de ne pas être intégrés à une équipe, à une communauté, à un groupe partageant des intérêts identiques. Quelles réponses ces individus, salariés ou non, mais séparés, voire concurrents, apportent-ils aux défis posés par l'isolement ? Construisent-ils des formes alternatives de solidarité ? Peuvent-ils créer du collectif, mettre en débat leur travail et ses conditions de réalisation ? C'est à ces questions qu'un récent colloque1 du DIM Gestes (Groupe d'étude sur le travail et la souffrance au travail) a tenté d'apporter des réponses. "On sait l'importance des collectifs dans la construction de l'identité professionnelle, du sens de l'activité, des processus de maintien de la santé, expose Marc Loriol, chercheur à l'Institut des sciences sociales du travail et coorganisateur de l'événement. On sait moins ce qu'ils deviennent dans des contextes où les métiers, les statuts, les lieux sont éparpillés. D'où notre souhait de rassembler des travaux qui s'y intéressent."
Trois grandes transformations président à cette fragmentation, rappelle le sociologue. A savoir "celle de l'organisation du travail et des modes de management à l'origine de processus d'individualisation qui isolent, y compris des salariés "stables" en CDI ; celle des formes d'emploi, avec la multiplication des formes "particulières" - précaires, flexibles, sous-traitants... - qui rendent difficiles les contacts et/ou font se côtoyer des personnes aux statuts différents ; celles, plus émergentes, du travail indépendant, de l'autoentrepreneuriat, des plates-formes numériques".
Le travail prend le chemin de la maison
Symptomatique de ces mutations, tout un pan du travail prend le chemin de la maison. Il s'agit aussi bien du travail emporté chez soi pour éviter un retard - le salarié "autonome" s'auto-organise - que de celui effectué dans le cadre du télétravail, informel ou négocié avec l'employeur. Mais également de nouvelles activités aux frontières plus ou moins floues. Djaouida Sehili, enseignante-chercheuse en sociologie au Centre Max-Weber (université Lyon 2), qui participe à une recherche sur les relations entre habitat et travail, pointe la diversité des situations : femmes préparant chez elles des plats cuisinés qu'elles vendent au marché ou effectuant des gardes d'enfants, autoentrepreneurs créant leur activité en marge de l'entreprise, tels que des graphistes ou designers...
"Le travail prend de la place, et il n'a pas forcément d'espace dédié, décrit la sociologue. Souvent, toute la cellule familiale doit s'adapter à sa présence, à ses rythmes, non sans conflit. D'autant que la charge de travail a tendance à déborder." Avec aussi une incidence sur le bien-être et la charge mentale des travailleurs, qui cherchent à concilier l'ensemble de la manière la plus organisée possible. Et sont partagés entre la satisfaction que procure le fait d'exercer son activité chez soi et l'"invalorisation" de leur travail, car "qui reconnaît leurs compétences ?", relève-t-elle.
Elle note enfin que si le collectif n'est pas pour eux un objectif en tant que tel, "il existe un vrai partage de connaissances et d'expérience, malgré la tension de la concurrence quand les gens exercent la même activité, comme les cuisinières". Et quand ils vont chercher des lieux extérieurs, du type café tranquille ou espace de coworking, c'est "pour trouver un endroit où d'autres font comme eux, et qui, paradoxalement, reproduit l'intimité de la maison, avec des canapés, des boissons à disposition".
Même constat chez Cindy Felio et Jean-Yves Ottmann, chercheurs au sein du Laboratoire Missioneo2 , qui s'intéressent aux formes émergentes de collectifs d'indépendants. "Quand ils ont atteint le seuil d'acceptabilité du travail à la maison, ils cherchent un tiers-lieu3 pour retrouver un équilibre entre vie professionnelle et vie privée, remarque Cindy Felio. Dans un deuxième temps seulement, ils s'en saisissent comme ressource. Dans le coworking, ils trouvent une communauté de valeurs et de pratiques, des échanges qui vont au-delà de la transmission de ficelles pour s'en sortir et s'appuient sur des rites plus ou moins officialisés, de la pause-café à la présentation hebdomadaire de son activité par l'un d'eux."
Regroupements économiques solidaires de plusieurs entrepreneurs, les coopératives d'activité et d'emploi (CAE) s'inscrivent dans une dynamique plus ambitieuse de projet collectif et de culture alternative. "Si je me suis tournée vers la CAE parisienne Coopaname, c'était au départ pour des raisons pragmatiques, raconte Dominique-Anne Michel, formatrice et coach éditoriale. Je voulais juste exercer de façon autonome et continuer à cotiser à un régime de retraite de salariés. La CAE concilie les contraintes utilitaristes dans un cadre sécurisé et un projet politique qui me parle : trouver de nouvelles façons de vivre notre travail en réinventant un cadre. Avec l'idée de recréer des solidarités, en mutualisant mais aussi en prospectant des clients ou en répondant à des appels d'offres ensemble."
Dans le cas du portage salarial (qui offre un cadre administratif à des personnes effectuant des prestations pour des entreprises clientes), "il s'élabore dans le temps une relation qui dépasse la relation commerciale", assure Jean-Yves Ottmann. Cette relation résulte "d'une coconstruction par les deux parties : les permanents qui veulent prendre soin des "portés" ; les "portés" qui ont un besoin latent de quelque chose pour faire face à leur quotidien d'indépendant". Pour lui, ce type de structure représente "une forme de réponse saisie par les individus face à l'absence de collectif de travail traditionnel que leur impose la mutation du marché de l'emploi"
Résister à l'emprise des plates-formes
Autre réponse, cette fois dans une situation conflictuelle, celle des chauffeurs VTC s'organisant pour résister à l'emprise des plates-formes numériques, intermédiaire entre eux et les clients. "C'est un mouvement original parce qu'il se produit chez des indépendants, qui d'ordinaire se mobilisent peu. Mais il peut ici s'appuyer sur une identité de métier. Le registre d'action est, lui, assez traditionnel : arrêts de travail, rassemblements devant le siège d'Uber, devant le Sénat...", souligne Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences à Paris-Dauphine, qui mène avec sa collègue Sophie Bernard, coorganisatrice du colloque, une enquête sur les chauffeurs VTC. Ce qui est plus nouveau, c'est l'usage très important des réseaux sociaux, "espaces quotidiens d'échanges de connaissances, mais aussi de solidarité, où les chauffeurs se cèdent entre eux des courses".
A l'origine du mouvement, la révision à la baisse, par Uber, de ses conditions tarifaires, contraignant les chauffeurs à accroître très fortement leur durée de travail pour maintenir un minimum de rémunération. "On subventionne les indépendants, et quand le marché est bien installé, on casse les prix, s'insurge Sayah Baaroun, secrétaire général du Syndicat des chauffeurs privés-VTC (SCP-VTC). Ainsi, on les capture, on en fait des esclaves. On a commencé à se parler de la situation sur le terrain, dans les gares, les aéroports. Puis on a créé une association et on s'est adossé à l'Unsa, le seul syndicat à nous prendre avec nos statuts."
Après les premières mobilisations de l'automne 2015, la contestation a pris une forme plus institutionnalisée. "La lutte étant installée, ils deviennent partenaires de négociation, ils ont besoin de s'organiser, d'avoir des porte-parole, et développent un discours plus politique, avec une tonalité plus revendicative sur l'action à avoir contre cette entreprise et sur les voies d'évolution possibles du statut et du marché", analyse Sarah Abdelnour. Cela dans un conflit très compliqué, puisque les chauffeurs ont un statut hybride et que les plates-formes ne sont pas leurs employeurs. Pour Sayah Baaroun, "la difficulté sur le terrain est que, d'une part, beaucoup ont disparu du métier quand ils se sont rendu compte qu'ils ne gagnaient plus rien et que, d'autre part, des nouveaux continuent d'arriver avec un faux rêve".
D'autres secteurs moins émergents peuvent voir apparaître des collectifs qui portent la question des conditions de travail. C'est ce qu'a observé Alexandra Garabige, chercheuse à l'Institut national d'études démographiques, dans des associations d'aide à domicile de l'Ouest et du Nord de la France. Dans cette activité qui concentre des formes "atypiques" d'emploi peu propices à la mobilisation, des militantes syndicales (CFDT) de terrain ont pris appui sur des réunions de branche régionales ou départementales organisées par leur fédération pour créer un collectif. Ces réunions leur permettent de s'informer, de se soutenir, de "penser d'autres actions possibles hors du cadre strict des associations employeurs", indique la sociologue.
La concurrence avec le secteur privé et la réduction des financements des collectivités territoriales déstabilisent le secteur et pèsent sur leurs conditions de travail. "On s'est demandé ce qu'on pouvait mettre en oeuvre pour accrocher les financeurs, faire reconnaître notre métier, relate Bernadette Guihal, auxiliaire de vie en Loire-Atlantique, déléguée syndicale de son association et référente départementale et régionale. C'est ainsi qu'on a réalisé un document très complet pour montrer aux parlementaires qui nous sommes, ce que nous faisons, les conséquences de leurs choix financiers... Car ne pas reconnaître ce que fait une auxiliaire, ce qu'elle coûte, ça met en difficulté les associations, les salariés, les usagers. Et la baisse des financements entraîne une réduction du nombre d'heures. Alors le travail n'est pas fait comme il le devrait." Une démarche reprise ensuite localement auprès d'autres financeurs et étendue à d'autres territoires. "Le collectif a par ailleurs recréé des liens entre salariés, se félicite Bernadette Guihal. Même si nos employeurs sont concurrents, nous on est collègues. Ça nous a renforcées, car on leur tient le même langage."
Vers des instances du personnel partagées ?
Plus largement, face à l'éclatement des collectivités de travail, faut-il instaurer des instances représentatives du personnel à un autre niveau que celui de l'entreprise ? "Cette vision semble faire son chemin à travers la mise en place d'instances au niveau du site, d'une région ou d'un réseau de franchises", affirme le juriste Gaëtan Grafteaux, doctorant à l'université de Bordeaux. Mais outre la difficulté d'établir des revendications communes quand tout sépare les travailleurs, notamment dans les sites industriels où cohabitent de multiples sous-traitants, "n'y a-t-il pas un risque de voir les représentants s'éloigner du travail réel ?", interroge-t-il. Il estime, pour sa part, qu'"à travers la problématique de santé, le CHSCT peut participer à la reconstitution d'une collectivité de travail, dès lors qu'il peut agir en justice, non seulement contre l'employeur donneur d'ordres, mais aussi contre un sous-traitant". Pouvoir que lui a reconnu il y a peu la Cour de cassation.
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Intitulé "Travailleurs individualisés, précarisés ou isolés : quelles coopérations ? quels collectifs ?", le colloque a eu lieu les 22 et 23 juin à la Maison des sciences de l'homme Paris Nord.
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Créé par Missioneo Group, société de services aux indépendants.
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En sociologie, le tiers-lieu désigne un lieu ne relevant ni du domicile ni du travail.