Travelling sur la vraie vie du rail

par Nathalie Quéruel / avril 2011

Sorti en salles en novembre, le documentaire " Cheminots " poursuit son itinéraire à travers la France. A chaque escale, le débat s'organise sur la réalité du travail des agents SNCF et le désarroi qui en découle, tels qu'a su les saisir la caméra.

Dans une gare où s'agite la foule, un agent d'escale débonnaire retient un TGV sur le départ, malgré les consignes, pour qu'une " jupe rouge " et d'autres quidams d'un train en retard attrapent leur correspondance... Sur une plate-forme téléphonique, un jeune commercial énervé malaxe des boules antistress chinoises entre les appels des clients : " Votre billet n'est pas remboursable, vous n'existez pas à la SNCF, vous êtes sur iDTGV1 ... " Dans un poste d'aiguillage, un responsable solitaire tente d'entrer en contact radio avec des conducteurs de fret fantômes... Au téléphone, une agente de circulation cherche désespérément à mettre la main sur un train de voyageurs qui pourrait remplacer celui tombé en panne... Après la projection, des scènes de Cheminots restent imprimées sur la rétine pendant longtemps. Parce qu'elles captent des instantanés de vie au travail rarement vus.

Le documentaire réalisé par Luc Joulé et Sébastien Jousse ne se contente pas de filmer le quotidien des agents de la SNCF, des mécaniciens aux conducteurs, en passant par les vendeurs au guichet, les aiguilleurs et les chefs de gare. Il saisit les différents protagonistes à un moment particulier, à l'heure où l'ouverture du trafic ferroviaire à la concurrence bouleverse l'organisation de l'entreprise, par conséquent le travail de tous. Et il trouve son unité dans le sentiment vécu par chacun de faire un travail dégradé, qui perd son sens, où les valeurs d'entraide de la communauté cheminote sont mises à mal par un management qui morcelle les activités en filiales et isole les individus.

La destruction du " travailler ensemble "

Ce qui se déroule à l'écran, les réalisateurs n'en avaient aucune idée quand ils ont commencé leurs repérages : " Nous ne connaissions rien au milieu ferroviaire ! " Ils avaient été contactés par le comité d'établissement Provence-Alpes-Côte d'Azur de la SNCF, qui développait depuis plusieurs années une politique de résidences d'artistes, afin que le monde du travail rencontre celui de la création. " C'est après avoir vu Les réquisitions de Marseille, leur documentaire sur la gestion ouvrière des entreprises de la ville en 1944, que nous leur avons proposé de concevoir un film sur la transmission de la mémoire, relate Jacques Mollemeyer, secrétaire du CE. Nous laissons la liberté aux artistes et, après avoir sillonné le terrain, Luc et Sébastien ont fait évoluer le projet en portant leur regard sur le travail, questionné par les transformations actuelles. "

Les auteurs ont ainsi passé près d'un an et demi à arpenter gares, ateliers, bureaux et rails, sans caméra et " sans a priori ", mais avec parfois des moments de doute sur le film qu'ils allaient faire. Ils découvrent alors comment l'application concrète de l'idéologie néolibérale dans une entreprise ignore le fonctionnement réel du travail et détruit, en dépit du bon sens, le " travailler ensemble " nécessaire pour faire circuler les trains. " Nous ne voulions pas faire un reportage qui "traite le sujet", explique Luc Joulé. En posant notre caméra, nous cherchions à faire ressentir aux spectateurs, à travers notre subjectivité de cinéastes, la réalité organique du travail des cheminots. A montrer comment le rapport à la tâche, lorsque celle-ci est dégradée, rejaillit sur les individus. "

Une approche qui demande du temps - les repérages, le tournage et le montage du film ont pris trois ans. Il a fallu gagner la confiance du personnel et faire oublier la caméra, afin de ne pas modifier la réalité. Donner la parole ne se résume pas à tendre un micro : " Il s'agissait d'aller au-delà d'un discours vitrifié, de dépasser ce que la personne avait envie de dire en premier lieu, de l'amener à témoigner au travers de ce qu'elle était profondément dans son rapport au travail ", indique Sébastien Jousse.

Une culture de solidarité en péril

Aussi le film vibre-t-il de l'expression des uns et des autres, comme avec cet aiguilleur du fret qui raconte : " Tout est tellement sectionné, aujourd'hui, qu'on ne voit plus le but et le sens du travail ; moi, je tourne un bouton, je ne fais qu'un petit bout et je ne connais plus le reste. Je perds le goût du travail. " Ou ce mécanicien qui constate : " Avant, le travail nous appartenait. Une voiture ne sortait pas tant que nous n'avions pas fini, question de sécurité. " Sandra Fondacci, chef de service circulation à la gare de Marseille-Blancarde, fille et petite-fille de cheminots, travaille depuis huit ans à la SNCF. Elle n'a pas participé au film, mais voir celui-ci lui a fait beaucoup de bien : " Il relate ce que je vis et ce par quoi je vis dans MA gare et MON travail. Psychologiquement, il permet de se retrouver. "

Le désarroi des cheminots a beaucoup frappé les réalisateurs, qui ont cherché à le mettre à distance pour mieux en rendre compte. C'est ce qu'a retenu, en tant que spectateur, Marc Pastorelli, chef d'équipe dans le contrôle ultrason des rails à Marseille et employé dans l'entreprise depuis vingt-sept ans : " Le film traduit très bien comment les gens sont désabusés à force d'essayer de bien faire leur boulot malgré le manque de moyens. Il n'y a plus de transversalité, les collectifs sont cassés, cela nuit à la solidarité qui fait partie de notre culture. " Mais en évitant l'écueil de l'idéalisation du passé, en refusant la nostalgie de la figure héroïque du cheminot, la réalisation pointe ce qu'il peut y avoir de commun entre le vécu des agents de la SNCF et celui d'autres services publics, soumis aux mêmes errements des réorganisations, voire des salariés. Une veine " universaliste " qui a probablement permis la diffusion en salles, non prévue au départ.

" On dirait un sketch écrit ! "

Depuis le 17 novembre, date de la sortie nationale, les projections-débats s'enchaînent2 . Comme ce soir de janvier au Cin'Hoche de Bagnolet, en Seine-Saint-Denis. " Je crois qu'on ne regardera plus les cheminots comme avant, on comprend mieux les grèves ", commente une spectatrice. Un autre s'étonne du dialogue du commercial d'iDTGV avec les clients : " C'est fou, on dirait un sketch écrit ! " Ce à quoi Sébastien Jousse rétorque : " Vous n'avez pas tort. D'une certaine façon, les injonctions qui sont données au travail aujourd'hui relèvent d'une fiction qui est complètement en dehors du réel. " Une femme dit se reconnaître dans le film, qui, à ses yeux, " n'est pas pessimiste " : " Il redonne de la perspective et l'envie de se mettre ensemble pour faire ce qui individuellement nous semble impossible. "

Or ce documentaire, qui est diffusé au-delà du cercle des cheminots - avec même une projection-débat au Sénat -, tient un peu du miracle, tant il est difficile aujourd'hui d'aller planter une caméra dans les entreprises pour filmer librement le travail. Si leur statut d'artistes résidents du CE leur a ouvert la porte des établissements de la région, les choses se sont compliquées quand il a fallu demander les autorisations de tournage à la direction nationale. Laquelle a finalement renoncé à mettre des bâtons dans les roues du projet. " Nous aurions aimé filmer les managers dans leur travail, précise Luc Joulé. Mais plus nous avancions dans la hiérarchie, plus ils communiquaient et... ne parlaient pas. Nous n'avons pas voulu perdre de temps avec la langue de bois. " C'est sans doute une des forces de Cheminots, mais pas la seule, selon Jacques Mollemeyer, impressionné : " Ils ont fait un vrai film... "

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    Filiale de la SNCF vendant des billets de TGV exclusivement sur Internet.

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    Les syndicats et associations souhaitant organiser une projection-débat peuvent s'adresser à Philippe Hagué. Tél. : 06 07 78 25 71. Courriel : philippe.hague@gmail.com.

En savoir plus
  • Le site www.cheminots-lefilm.fr, très fourni, propose entre autres la bande-annonce de Cheminots et un entretien avec les réalisateurs. Les dates des prochaines projections y sont également annoncées.