Trois lanceurs d’alerte licenciés à la SNCF
Trois spécialistes des risques psychosociaux licenciés pour faute grave par la SNCF ont fait valoir leurs droits devant les prud’hommes le 22 septembre. Juste avant leurs déboires, ils avaient alerté le PDG de l’entreprise sur des situations sociales potentiellement dangereuses.
La SNCF a-t-elle déraillé en licenciant pour faute grave, le 6 novembre 2020, trois spécialistes des risques psychosociaux ? Tous trois travaillaient jusqu’alors au sein du pôle Dynamique sociale, rattaché à la direction générale des ressources humaines (DGRH). Un service créé en 2010 pour accompagner les équipes managériales et contribuer à la prévention des risques psychosociaux (RPS). Ils ont été licenciés pour des motivations identiques, formulées dans les mêmes termes pour chacun d’entre eux. Le 22 septembre 2022, devant le conseil des prud’hommes de Bobigny, les salariés ont contesté leur licenciement et demandé qu’il soit considéré comme nul, car sans motif réel ni sérieux, prononcé en violation de la liberté d’expression et après deux années d’un harcèlement moral et organisationnel.
Des parcours irréprochables
Ni l’avocate des requérants, ni celle de la SNCF n’ont accepté de répondre aux questions de Santé & Travail. Mais l’audience s’est révélée à elle seule fort instructive quant à l’enchaînement des faits et à la délicatesse de la tâche de ces salariés, censés alerter l’employeur et prévenir les risques psychosociaux dans ce groupe qui emploie 270 000 personnes. Quelle faute grave ont-ils commise selon la SNCF ? « Un profond désaccord avec l’entreprise concernant le rôle et le fonctionnement du service Dynamique sociale. » Mais surtout, ils auraient « dénigré » leur hiérarchie « à un point tel qu’il n’est pas possible d’envisager de poursuivre une collaboration commune », comme le signifient leurs lettres de licenciement.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que ces salariés – un chargé de mission prévention, une psychologue et une ergonome aux parcours professionnels irréprochables depuis leur entrée à la SNCF respectivement 31, 21 et 13 ans plus tôt – se révèlent tout à coup inaptes à exécuter leurs tâches et manifestent une telle animosité envers l’entreprise qui les a régulièrement promus ?
« Tout allait très bien professionnellement pour les trois requérants jusqu’en 2018 », indique aux conseillers prud'homaux Me Adeline Mangou, leur avocate. Cette année-là marque un tournant dans l’histoire de la SNCF, qui connaît une profonde mutation avec la perspective de l’ouverture au secteur privé et à la concurrence. Le groupe va être éclaté en cinq sociétés anonymes autonomes, elles-mêmes s’éparpillant ensuite en une myriade de filiales. Selon l’avocate, au fil des transformations « imposées par la recherche de productivité aux managers comme aux agents », le climat social se détériore fortement. « Avec les défaillances organisationnelles, les risques psychosociaux se multiplient », explique l’avocate des demandeurs, alors même que le nombre de salariés du pôle Dynamique sociale diminue. Ils ne sont plus que quatre : les trois requérants et leur collègue qui est alors devenu leur manager.
Une situation préoccupante
En février 2018, le patron de la SNCF, Guillaume Pépy, demande au pôle Dynamique sociale une note blanche sur les RPS. Rédigée par l’équipe, transmise par leur manager directement au PDG, cette note confidentielle alerte celui-ci sur des situations potentiellement dangereuses. Titré Une situation managériale et sociale toujours plus préoccupante, le document est accompagné d’un mot manuscrit adressé à Guillaume Pépy, deux éléments dont Santé & Travail a pu prendre connaissance. Dans le mot manuscrit, le manager de l’équipe explique vouloir « aider à résoudre une situation sociale particulièrement complexe » en fournissant « ce descriptif de la situation sociale et managériale fondé sur les interventions que nous réalisons », mais aussi « un ensemble de propositions à court et moyen termes auxquelles nous croyons ». Dès l’introduction de la note blanche, fruit de « 4 000 rencontres avec des managers et plus de 70 interventions », l’équipe avertit : « Il nous apparaît que la situation sociale et managériale des EPIC SNCF est devenue “limite” ». « Deux risques systémiques majeurs » sont pointés : « la violence qui peut s’exprimer contre soi-même ou vis-à-vis de collègues, voire de voyageurs » et « la perte de cohérence opérationnelle locale, avec des incidents lourds très “médiatisés” dommageables pour la confiance interne, dans une sorte de cercle vicieux ». Les auteurs décrivent aussi « une chaîne managériale en majorité́ directive qui doute de sa capacité, en souffre et engendre des comportements à risque ».
Comment réagit la SNCF ? Le 19 mars 2018, la direction annonce la suppression prochaine du pôle Dynamique sociale. Pour les trois experts licenciés, la concomitance entre la remise de la note blanche et le début des représailles ne laisse guère de doute : il s’agissait de se débarrasser du messager, du porteur de la mauvaise nouvelle, d’« éviter de savoir » pour ne pas remettre en question la réorganisation et le management. Dès lors, assure Adeline Mangou, « les trois salariés sont mis à l’écart, et leur calvaire commence ». La direction exige tout à la fois qu’ils continuent leurs missions sur le terrain, tant la demande est criante – partout en France, les managers demandent de l’aide face aux RPS –, et qu’ils organisent le transfert de leurs compétences dans les sociétés anonymes en création. Les trois cadres écrivent à leur N+1 à maintes reprises pour demander des explications, notamment parce que celui-ci recourt de plus en plus à des prestataires extérieurs. En vain. Ils s’adressent à leur N+2. En vain. En mai 2019, les requérants qui habitent en province et sont fréquemment sur le terrain un peu partout dans les régions, ou en télétravail le reste du temps, découvrent en arrivant au siège social à Saint-Denis (93), que leurs bureaux ont été attribués à d’autres salariés.
Les relations deviennent exécrables
Bientôt, on ne leur donne plus ni directives ni missions. Leurs relations avec leur hiérarchie deviennent exécrables, et leur activité est confiée à des prestataires externes. Les informations qui leur sont données sont contradictoires : un jour, on leur annonce que leurs postes ne seront finalement pas supprimés, le lendemain que leur service est maintenu, pour enfin les prévenir qu’ils vont être transférés dans un autre service pour cause d’inaptitude à exercer leur tâche… sans avis du médecin du travail. Ils craquent l’un après l’autre, enchaînent les problèmes de santé et les congés maladie. Ensemble, ils alertent la DRH sur leur souffrance. Celle-ci répond en demandant à une société de conseil externe de réaliser une enquête. Il s’agit du cabinet Nayan, « société de conseil spécialisée dans l’accompagnement et la résolution des dossiers et projets RH complexes », comme on peut le lire sur le site de celle-ci. Selon des cheminots élus du personnel et délégués syndicaux, la DGRH de la SNCF fait systématiquement appel à cette société dans les dossiers de harcèlement, discrimination, ou souffrance au travail.
Le cabinet mène son enquête sans aucune concertation avec le CSE ou la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), ni avec aucun représentant du personnel. Le cabinet Nayan conclut dans son rapport à l’absence de bien-fondé des griefs exprimés par les trois salariés et estime au contraire que « la virulence de la mise en cause de la hiérarchie rend impossible la poursuite d’une collaboration ». La mécanique est en route, implacable et sans entraves, puisque les instances représentatives du personnel ont été placées hors-jeu. Les trois requérants n’ont pu consulter le rapport de 194 pages que lors de la procédure, et le CSE, la CSSCT comme le médecin du travail n’en ont pas été destinataires.
Un « abus d’expression »
La défense de la SNCF s’est bien sûr appuyée sur ce rapport de 194 pages pour plaider devant les prud’hommes le bien-fondé de sa décision de licencier les trois experts. « S’il y a bien eu harcèlement, les responsables en sont les trois requérants ! », a soutenu Me Marie-Laure Tredan, l’avocate de l’entreprise ferroviaire. « Les dizaines de mails qu’ils envoyaient chaque jour », des mails « virulents », « parsemés de dizaines de points d’exclamation », ont généré une sensation « d’étouffement », un « mal être » chez leurs supérieurs hiérarchiques, tels qu’il les a menés « au bout du rouleau », assure-t-elle. L’avocate souligne aussi qu’« il n’y avait pas de bureau nominatif au siège de Saint-Denis pour ces trois salariés qui habitaient en province ». Quant au choix d’un cabinet externe à l’entreprise pour réaliser l’enquête, « il s’explique par le souci de neutralité, d’impartialité, de la DRH ». « Les trois salariés ont refusé les rendez-vous qui leur avaient été fixés. Comment les croire donc quand ils se plaignent de n’avoir pas été écoutés ? Le licenciement serait, disent-ils, le paroxysme du harcèlement, or celui-ci n’existe pas ! », assène-t-elle. L’avocate remet aussi en cause l’atteinte à la liberté d’expression soulignée par sa consœur : « Le corollaire de cette liberté d’expression, c’est l’abus d’expression ! » La décision du conseil prud'homal a été mise en délibéré au 26 janvier 2023.