Victimes de la mode
Des foyers de contaminations au Covid-19 dans des ateliers et usines textiles ont récemment révélé les conditions de travail illégales imposées aux salariés. Des dérives qui caractérisent en particulier le secteur de la fast fashion ou mode rapide.
Le 10 juillet 2020, les autorités de santé publique du comté de Los Angeles, aux Etats-Unis, ont annoncé la fermeture de l’usine textile de la marque Los Angeles Apparel. Les investigations conduites sur ce site employant près de 2 000 salariés ont montré que plus de 300 d’entre eux avaient contracté le Covid-19 et que quatre en étaient décédés. Ces inspections ont mis en évidence un non-respect des consignes sanitaires dans les ateliers, une absence de formation des travailleurs sur les règles d’hygiène, des affichages de sécurité en anglais alors que la main d’œuvre y est essentiellement hispanophone… C’est aussi le manque de coopération de l’entreprise dans le cadre de l’enquête sanitaire qui est sanctionné, les responsables n’ayant pas été capable de fournir une simple liste du personnel employé sur place.
Dans le textile comme pour d’autres secteurs, la crise du coronavirus agit comme un révélateur des conditions de travail dégradées que subissent les travailleurs les plus vulnérables, notamment ceux issus de l’immigration. De ce point de vue, deux entreprises de la fast fashion, ou mode rapide, ont défrayé la chronique ces derniers mois : l’enseigne californienne Fashion Nova et le groupe britannique Boohoo.
Relocalisation à bas coûts
Ces deux compagnies fonctionnent davantage comme des sociétés de e-commerce que comme des entreprises de la mode. Plutôt que de disposer d’un coûteux réseau de points de ventes et d’ateliers de production, elles font fabriquer par d’autres leurs collections, lesquelles sont uniquement commercialisées sur le web, notamment via des comptes Instagram particulièrement dynamiques (18 millions d’abonnés pour Fashion Nova et 6,6 millions pour Boohoo). Les codes des réseaux sociaux structurent leurs stratégies, qui visent une clientèle jeune (16-24 ans) : l’objectif est de faire porter des vêtements de la marque à des influenceuses, d’en diffuser les photos et de les proposer instantanément à la vente à des prix faibles et dans un spectre de tailles extrêmement large pour provoquer des achats compulsifs, qu’il s’agira d’honorer le plus vite possible. Les rythmes sont frénétiques : Fashion Nova propose ainsi entre 600 et 900 nouveaux modèles de vêtements par semaine. Et dans certaines zones, la livraison en une heure est possible.
Impossible suivant ce schéma de délocaliser la production en Asie ou en Afrique, car les temps de transport seraient trop longs. Mais au regard des faibles prix pratiqués, les sous-traitants locaux ne peuvent pas répondre aux exigences de ces marques tout en respectant les législations du travail californienne ou anglaise. D’où la délinquance chronique des fournisseurs qui sous-payent les salariés, souvent en situation illégale, tout en s’affranchissant des règles en matière de santé et sécurité ou de temps de travail.
En quatre ans, plus de cinquante procédures pour non-respect du salaire minimum et non-paiement des heures supplémentaires ont été engagées par les autorités californiennes contre des ateliers travaillant pour Fashion Nova. Ces sous-traitants ne manquent pas de mettre la clé sous la porte régulièrement… pour réapparaitre sous d’autres raisons sociales, rendant les poursuites difficiles.
Dans les ateliers de Leicester
Au Royaume-Uni, la recrudescence de cas de coronavirus qui a conduit les autorités britanniques à reconfiner la ville de Leicester le 29 juin serait notamment due, selon l’ONG Labour Behind the Label, aux pratiques des ateliers de confection sous-traitants de Boohoo. Ces derniers, plus de 1 000 établissements, fournissent 80 % des produits commercialisés par la marque et ont continué à fonctionner durant le confinement. Ce qui a permis à Boohoo d’enregistrer une croissance de 44 % au premier trimestre alors que les entreprises classiques étaient neutralisées par la rupture de leurs chaines d’approvisionnement et la fermeture de leurs points de ventes. Dans un rapport publié en juin, Labour Behind the Label a rapporté des témoignages particulièrement alarmants de salariés employés dans ces ateliers.
Ces derniers ont été obligés de poursuivre leur activité sous peine de perdre leur emploi. Certains, malades et symptomatiques, voire testés positifs, ont été sommés de venir travailler pour honorer des commandes en pleine explosion (+ 300 %). Et ce, dans des ateliers non ventilés et ne permettant aucune distanciation sociale, sans fourniture de masques ni de gel hydroalcoolique. De nombreux foyers de Covid-19 se sont ainsi développés dans la filière, phénomène accentué par les injonctions faites aux ouvriers de ne pas signaler leur maladie, même à leurs collègues. Sans surprise, une large part de cette main d’œuvre est issue de l’immigration : 33,6 % des ouvriers des ateliers de confection de Leicester sont nés à l’étranger. Une étude de l’université de Leicester montre que seules 20 % des personnes qui y sont employées (y compris l’encadrement) ont une rémunération atteignant les minimums légaux ; la majorité d’entre elles ne disposent pas de contrat de travail ; leurs conditions de travail ne respectent pas les standards de sécurité ; et les employeurs mettent en place des stratégies visant à éviter la création de collectifs de travail susceptibles de s’organiser et de se mobiliser.
Déresponsabilisation organisée
Clairement identifiées comme étant à l’origine de ces dérives, les entreprises de la fast fashion n’assument rien et se réfugient derrière les cahiers des charges qu’elles imposent à leurs fournisseurs, lesquels prévoient le déréférencement en cas d’infraction au droit du travail.
Depuis l’effondrement du Rana Plaza en avril 2013 au Bangladesh, et la mort de 1 127 salariés d’une entreprise sous-traitante de grandes marques de textile, celles-ci et les autorités occidentales ont mis en place des dispositifs visant à garantir des conditions de travail décentes tout au long des chaines d’approvisionnement. Alors que ce processus est loin d’être abouti, on constate aujourd’hui que ces conditions de travail illégales réapparaissent dans les économies occidentales à la faveur de la précarisation de certaines catégories de travailleurs. Face à des modèles économiques où les syndicats sont absents et les responsabilités juridiques diluées, les autorités ont le plus grand mal à faire respecter les législations sociales. Par défaut, les sanctions sont donc économiques et viennent d’autres acteurs : ONG, médias, clients et actionnaires. Depuis les révélations de Labour Behind the Label, le titre de Boohoo a perdu près la moitié de sa valeur à la bourse de Londres et fait l’objet de spéculations à la baisse. Mais les premières victimes de cet effondrement seront sans surprise les ouvriers précaires des ateliers de Leicester.