Des vignerons en quête d’un avenir moins chimique
A Jongieux, en Savoie, des viticulteurs se sont engagés dans une démarche collective pour diminuer l’usage des produits phytosanitaires. Un chantier de longue haleine, où partage et expérimentation facilitent le changement des pratiques, tout en assurant un soutien social.
Juché sur son tracteur, Noël Barlet s’engage prudemment entre deux rangs de vigne. Il teste une nouvelle herse, qui doit désherber au plus près les ceps. « Regardez, celui-là était un peu tordu, alors le capteur n’a pas bien fonctionné, la lame s’est rétractée trop tard et l’a abîmé, dit-il en inspectant le rang. Il faut que je le réajuste. » Le viticulteur va devoir se relayer avec son fils et son neveu pour passer cette machine sur leurs 30 hectares de parcelles, ce qui leur prendra « un temps fou ». Pour venir à bout de certains chardons, « il faudra y aller à la pioche », constate un jeune voisin. L’usage de ces procédés mécaniques est rendu nécessaire par l’abandon progressif des produits désherbants, de plus en plus contestés, notamment par les riverains. Avec, à la clef, une mutation profonde des conditions de travail et d’exploitation des vignes, et un accroissement de la pénibilité physique.
Les vignes des Barlet dominent les coteaux de Jongieux, en Savoie. En contrebas, le Rhône serpente doucement. Dans cette vallée de 200 hectares, la majeure partie des 15 vignerons indépendants se sont engagés depuis 2019 dans une démarche de réduction de l’usage des pesticides, appuyée par la chambre d’agriculture. L’objectif est de réduire l’IFT, l’indice de fréquence des traitements par des produits, et non de basculer vers le bio, la plupart des viticulteurs et viticultrices ayant fait le choix de la certification « haute valeur environnementale ». La démarche s’appuie sur des échanges réguliers entre exploitants et sur le partage d’expériences.
Réunion en « bout de champ »
Tous les quinze jours, Johanna Mamassian-Roy, technicienne de la chambre d’agriculture, anime des réunions qui se tiennent « en bout de champ ». Au soir du premier juin, le rendez-vous est donné à 18 h 30 avec une dizaine de vignerons. La priorité à l’ordre du jour, c’est la santé de la vigne. Après un printemps doux, les conditions d’une belle année semblent réunies mais, il y a quelques jours, un collègue a repéré des traces d’oïdium – champignon qui attaque de nombreuses plantes – sur une parcelle. Il va falloir traiter en préventif. Aucune consigne n’est donnée sur les produits à utiliser, chacun est autonome. Dans la vallée, « pesticide » est un gros mot, on lui préfère celui de « phyto », qui provoque tout de même des réactions défensives.
« On ne peut pas faire sans », affirme David Dupasquier, qui a repris avec sa sœur Véronique le domaine familial de 14 hectares. Ce matin aux aurores, il a justement traité sa vigne au soufre, en préventif, car le temps va être humide et chaud. « Utiliser des phytos, ça ne nous fait jamais plaisir, confirme Noël Barlet. Surtout qu’il faut passer tôt en ce moment, entre 3 heures et 9 heures du matin, car au-delà d’une certaine température, les produits risquent de brûler le feuillage. » Les viticulteurs sont conscients des effets sur la santé, mais n’ont pas toujours les moyens de se protéger. « Je prépare la bouillie avec le masque, mais après, je n’ai pas le temps d’enfiler un EPI [équipement de protection individuelle, NDLR]. Et puis dans le tracteur, avec la chaleur, la combinaison, c’est intenable… », précise Noël Barlet. L’escarpement de certaines parcelles l’oblige à appliquer le traitement à l’ancienne, à l’aide d’un asperseur à dos : « Je le passe sur les côtés, pour que ça ne me revienne pas dans le visage. »
Un enjeu public
Les vignerons évoquent aussi le risque d’altercation avec des personnes qui, parfois, les interpellent lorsqu’ils traitent leur culture. Pour y remédier, ils ont mis en place une charte des riverains, afin de les informer des précautions qu’ils prennent : baisse de fréquence, respect des horaires d’entrée et de sortie d’école. « Les phytosanitaires, c’est un sujet politique aujourd’hui, sur lequel les agriculteurs sont interpellés, en lien avec des enjeux de santé publique, sous la pression des riverains et des consommateurs, et sous le feu de critiques à l’encontre du modèle productif agricole », confirme Isabelle Jay, ergonome, qui intervient régulièrement dans le secteur agricole.
Face à ce problème, Eric et Théa Carrel, le père et la fille, ont fait un choix radical. Depuis les années 1990 déjà, ils n’utilisent quasiment plus de désherbant. Et depuis trois ans, ils sont passés en « biocontrôle » et ne se servent que de produits naturels. Eric Carrel sort un bidon, l’ouvre et le respire à plein nez. « On en boirait ! », dit-il, en faisant remarquer l’odeur agréable d’orange amère. Dans son petit local fermé à clé, il stocke des engrais (purin d’ortie, algues), qui favorisent l’autodéfense de la vigne et la vitalité des sols : « Si vous regardez le détail de mes commandes en produits, vous verrez que j’en utilise plus qu’avant en tonnage, car ceux qui sont naturels pèsent plus lourd que les molécules chimiques ! »
Moins de risques mais plus de travail
Eric privilégie ces produits « pour le confort de travail, car dans mes équipes, une personne est asthmatique, et une autre a des allergies ». Pour le moment, son rendement a chuté de 20 à 30 % par rapport aux autres exploitations. « Je dois passer plus de temps dans mes 15 hectares de vignes pour épandre l’engrais, mais je le fais par conviction pour les générations futures, je limite les risques et j’ai très peu de perte », commente-t-il. Confiant, il sait que ses choix suscitent la curiosité. La chambre d’agriculture s’intéresse de près à ses expérimentations. Cette année, des tests par fluorescence ont montré chez deux viticulteurs voisins qu’en plusieurs points, la vigne assimilait mal l’azote, ce qui la rend plus fragile aux maladies. « Ce serait bien de tester l’effet des engrais verts chez ceux d’entre vous qui en ont mis, pour voir si ça améliore la teneur en azote », propose Johanna Mamassian-Roy.
Les Carrel ont aussi planté un couvert végétal avec des légumineuses, qui restituent l’azote dans le sol. Toutefois, l’herbe semble faire concurrence à la vigne, concernant l’eau et les nutriments. Eric Carrel a donc décidé de retourner légèrement la terre au pied des ceps, pour voir si cela équilibre les besoins de la vigne sans abîmer le substrat. Il va faire l’achat d’une machine qui permet de le faire mécaniquement, en commun avec les Dupasquier. Un investissement conséquent de 18 000 euros au bas mot. « On est sans arrêt sur la brèche », renchérit Noël Barlet, qui détaille la charge de travail ininterrompue : l’hiver à la taille ; dès le printemps, des traitements réguliers, l’ébourgeonnage, le relevage, l’écimage, l’effeuillage ; puis après l’été les vendanges, la vinification, la mise en bouteille, le tout ponctué de week-ends portes ouvertes, de salons vignerons…
L’importance du collectif
« L’intérêt de cette expérimentation est qu’elle est collective et territoriale », relate Isabelle Jay. L’ergonome a animé un groupe de travail sur la prévention du risque phytosanitaire en agriculture, associant des professionnels du secteur, où elle a pris connaissance de l’expérimentation menée à Jongieux. « Le fait de pouvoir tester des solutions techniques et organisationnelles qui permettent de réduire l’utilisation des phytosanitaires, et de les mettre en discussion entre pairs, sécurise les exploitants et facilite la transformation des pratiques, explique-t-elle. Cela répond aussi à une attente de leur part, car ils sont mobilisés sur l’amélioration de la qualité de leur produit. Avant même la préservation de leur santé. »
Si le risque toxique lié aux produits est connu depuis longtemps, l’aborder d’emblée peut heurter les professionnels. « Parler de pratique raisonnée permet d’aborder les situations de travail au travers de la construction de la santé, sans mettre en avant systématiquement la notion de risque, qui effraie », selon Isabelle Jay. « Les agriculteurs sont conscients qu’ils prennent des risques pour leur santé, mais cela se justifiait pour eux jusqu’à présent par leur mission : nourrir la population. Aujourd’hui, les retours négatifs qu’ils reçoivent du public les affectent, et c’est une source de souffrance psychique. Au fond, en termes de prévention, on est aussi sur un risque psychosocial », résume-t-elle.
De ce point de vue, l’expérimentation menée à Jongieux renforce la cohésion entre viticulteurs dans la vallée. Noël Barlet le confirme : « Le groupe, ça permet de garder une bonne cohésion, on n’hésite pas à parler de nos problèmes. Y’a pas à dire, quand on est nombreux, on va moins vite, mais on va plus loin. »