Vincent de Gaulejac, sociologue " poil à gratter "
Se voulant " penseur libre ", Vincent de Gaulejac mêle sociologie et psychanalyse pour décrire la souffrance en entreprise, comme l'illustre son dernier ouvrage, Travail, les raisons de la colère. Une approche " touche-à-tout " qui fait débat.
Parmi les ouvrages écrits par Vincent de Gaulejac, sociologue éclectique, La névrose de classe résume peut-être le mieux par son titre la spécificité de son approche et ses influences intellectuelles. D'un côté, la psychanalyse - Freud, Lacan, Mendel -, de l'autre, la sociologie - Pierre Bourdieu, Robert Castel... En " penseur libre ", le directeur du Laboratoire de changement social (LCS) à l'université Paris 7-Diderot aime à s'affranchir des querelles de chapelles et des prés carrés disciplinaires, comme le montrent ses différents doctorats, obtenus en sciences des organisations, sociologie et sciences humaines.
Educateur de rue
Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il ait emprunté la voie de la sociologie clinique, défrichée par Max Pagès, qui avait fondé le Laboratoire de changement social à l'université Paris-Dauphine au début des années 1970. Il demeure séduit par l'idée d'appréhender les situations sociales telles qu'elles sont vécues par les sujets, au plus près de leur expérience, par une écoute approfondie. " Bourdieu disait que la malédiction du sociologue est d'avoir affaire à des objets qui parlent, ce qui l'empêche d'accéder à l'objectivité dans l'observation des rapports sociaux. Pour moi, c'est au contraire une bénédiction ! ", s'amuse Vincent de Gaulejac. Pour Norbert Alter, professeur de sociologie à Dauphine, il a, avec d'autres, établi un pont entre l'ergonomie, qui tient compte de l'opérateur, et la sociologie, qui regarde l'acteur social. Et d'ajouter : " Il met le sujet freudien au coeur de son rapport au travail et cette approche est intéressante quand on aborde les problèmes de souffrance au travail. " C'est d'ailleurs l'objet de son livre Travail, les raisons de la colère, sorti en mars dernier.
Si l'on considère son roman familial, Vincent de Gaulejac a suivi une trajectoire assez inattendue. Sixième garçon d'une famille catholique ni riche ni pauvre, vivant dans une banlieue de l'Ouest parisien, il s'engage dans le scoutisme, mais finit par rompre avec le mouvement, exaspéré par le conservatisme de la hiérarchie. Ses études de droit le mènent à une impasse : employé chez un conseiller juridique, il " s'ennuie à mourir " et démissionne juste avant Mai 1968. Un tournant dans sa vie qui le fait " basculer à gauche " presque inconsciemment et s'inscrire à Dauphine pour préparer un doctorat en sciences des organisations. Employé à temps partiel à la documentation du Crédit lyonnais, il est en même temps bénévole dans une association s'occupant de jeunes inadaptés. Dans le quartier parisien des Halles, il découvre d'autres classes sociales. " C'est pour cela que je deviendrai sociologue, raconte-t-il dans un texte autobiographique. Je saisis qu'il existe des surdéterminations sociales et que les explications du monde sont des enjeux de pouvoir. " Avant qu'il ne décroche un poste d'assistant à la faculté de Dauphine, il sera éducateur de rue, embauché par l'association.
Vincent de Gaulejac reconnaît sa propension à mener de front plusieurs activités : éducateur et chargé d'une étude sur la prévention des inadaptations sociales pour la direction de l'Action sociale du gouvernement de Giscard d'Estaing, enseignant dans des écoles de travail social, intervenant auprès des municipalités pour les aider à élaborer leur politique d'animation sociale et, après la publication de son ouvrage L'emprise de l'organisation en 1979, consultant dans les entreprises sur le management et la conduite du changement. " Dans ces interventions, nous appliquions la démarche clinique, en développant la capacité des acteurs à se positionner comme sujets et en favorisant l'écoute mutuelle des différents partenaires ", relate-t-il. En tant que chercheur, il a investi le champ de l'organisation des entreprises presque par hasard : " A Dauphine où trônaient l'économie et les mathématiques, qui considérait un peu la sociologie et la psychologie comme la peinture et le dessin, nous cherchions à asseoir ces disciplines. "
" De cape et d'épée "
Ce côté touche-à-tout en irrite plus d'un. N'appartenant à aucune école et prônant l'interdisciplinarité, ni " vrai " sociologue, ni psychanalyste, ni gestionnaire, le trublion s'est entendu dire au moment de postuler comme assistant à l'université : " On ne va quand même pas accorder ce poste à un éducateur de rue ! " Mais il en enthousiasme d'autres, comme Jacqueline Barus-Michel, professeure émérite de psychologie sociale, qui le voit, en raison de ses origines paternelles, comme " un cadet de Gascogne ", un sociologue " de cape et d'épée " : " Il est toujours prêt à débattre, à apporter des idées originales... quitte à bousculer les sociologues positivistes. " Fabienne Hanique, membre du LCS et auteure d'une thèse sur le sens du travail, apprécie la plasticité de sa pensée, qui le conduit à un travail de recherche dépoussiérant le landerneau : " Il fait preuve d'une audace sociologique, même si c'est parfois bricolé et pas très orthodoxe du point de vue de la méthodologie traditionnelle. Cela suscite des controverses, y compris au sein du labo. Mais cela ne le désarme pas, car il cherche sincèrement à rendre compte du réel. "
Et c'est en décortiquant le mécanisme des organisations que Vincent de Gaulejac en a vu émerger les conséquences : stress, burn-out, dépression, suicide, perte de sens du travail... Des symptômes déjà évoqués dans Le coût de l'excellence, écrit en collaboration avec Nicole Aubert en 1991, toujours là dans La société malade de la gestion (2005) et qui constituent la trame de Travail, les raisons de la colère." Au fil des années, il y a eu un glissement de la conflictualité sociale vers la conflictualité psychique, explique-t-il. Faire du mal-être au travail une vulnérabilité personnelle qui ressort de la médecine ou de la psychologie occulte ses véritables sources, liées à l'organisation, aux pratiques managériales et au développement des nouvelles technologies. " D'où, pour lui, la pertinence de la sociologie clinique pour aborder ces questions. La démarche consiste à accompagner les salariés dans une réflexion collective qui permet de dépasser les conflits personnels, en analysant les contradictions de l'organisation dans lesquelles ils sont plongés. " Il ne s'agit pas d'apporter des solutions, mais de construire avec les acteurs des médiations, à partir de leur diagnostic ", précise-t-il.
Le travail, " objet total "
Au-delà, la gravité de la situation impose à ses yeux de faire travailler ensemble différentes disciplines, parce que le travail n'entre pas dans une catégorie spécifique : " Il est en soi un objet total et, par conséquent, la santé au travail relève autant de l'ergonomie que de la psychologie, de l'économie et de la gestion. La pluridisciplinarité s'avère nécessaire pour être des chercheurs pertinents dans l'époque où nous vivons. " Sans compter que " la dimension politique est très importante chez lui ", observe Nicole Aubert, professeure à l'école de management ESCP Europe. " Il est en prise avec l'actualité, note Fabienne Hanique. Il voit son travail comme une contribution à discuter pour éclairer le social. " Bref, un sociologue hétérodoxe, poil à gratter, qui fait son possible pour contrer la gestion libérale du capital humain qui imprègne les discours des entreprises...
Travail, les raisons de la colère, par Vincent de Gaulejac, Le Seuil, 2011.