Vincent Gaullier : "La cadence, c'est une vache par minute"
Réalisateur, avec Raphaël Girardot, du documentaire Saigneurs, sorti en salles le 1er mars, il y dénonce les souffrances physiques et psychiques des ouvriers d'un abattoir breton, soumis à une cadence que la prévention ignore.
Quels types de pénibilités avez-vous observés lors du tournage de Saigneursdans un abattoir de Vitré (Ille-et-Vilaine) ?
Vincent Gaullier : Ce sont le bruit et la cadence qui nous ont frappés en arrivant. Nous étions persuadés que la vision des carcasses d'animaux serait ce qui nous affecterait le plus, et finalement ce sont les cliquetis aigus et les sonneries incessantes, qui donnent toujours l'impression qu'il y a un danger. Quand les ouvriers doivent se parler entre eux, comme ils ne s'entendent pas, ils tapent sur le métal de la chaîne avec leur couteau. Les bouchons d'oreilles protègent le tympan, mais le rythme est toujours présent. Au hall d'abattage, les gestes sont très répétitifs. Selon la chaîne, chaque ouvrier voit défiler devant lui une vache par minute ou un agneau toutes les 20 secondes.
Comment la prévention est-elle gérée ?
V. G. : La cadence n'est pas prise en compte dans la démarche de prévention des troubles musculo-squelettiques, surtout de l'épaule et des poignets, qui touchent le personnel. Les chefs mettent en avant les aménagements, comme la possibilité de modifier la hauteur de la nacelle, ce que les ouvriers les moins aguerris ne font pas toujours, compte tenu du temps imparti. C'est comme si l'ouvrier était responsable de la pénibilité : on lui dit que s'il faisait bien son travail, il aurait le temps de régler l'outil pour moins souffrir. Dans le film, nous montrons que souvent, quand il y a un accident du travail, la direction se dédouane en reprochant à l'ouvrier de ne pas avoir mis correctement son équipement de protection individuelle, alors que celui-ci n'est peut-être pas adapté ou qu'il le gêne pour suivre la cadence.
Les échauffements, avant de démarrer, permettent de moins souffrir, mais seulement les deux premières heures, selon les ouvriers. Quand l'ancienne médecin du travail est partie, ces derniers ne voulaient plus aller aux visites médicales. Le nouveau leur reprochait de se plaindre en permanence, alors qu'ils demandent à ne pas être déclarés inaptes. Mais ils ont trop besoin de ce travail. En séance de CHSCT, j'ai été surpris que les représentants du personnel insistent sur des aménagements de poste à la marge, pour éviter quelques postures pénibles notamment, et qu'ils ne remettent pas en cause la cadence infernale, le noeud de tous les problèmes selon nous.
Deux ans avant la mise en place du compte personnel de prévention de la pénibilité, l'entreprise avait créé son propre système et offrait la possibilité de travailler à mi-temps les derniers mois avant la retraite, en étant payé 75 % du salaire. Sauf que seuls 2,5 % des personnels éligibles ont opté pour cette possibilité ; les autres ne se voyaient pas vivre avec un quart de leurs revenus en moins. Ce compte pénibilité interne a dû aligner ses critères sur ceux de la loi. Résultat, le travail sur la chaîne "vaches" n'est plus considéré comme répétitif : une vache par minute, ce n'est pas suffisant !
En quoi la pénibilité physique se double-t-elle d'une pénibilité psychique ?
V. G. : Les ouvriers se tuent à la tâche, certes, mais ils voient aussi défiler des animaux morts. Chacun gère comme il peut cette réalité, beaucoup par le déni. Ce qui est difficile, ce sont les remarques des gens à l'extérieur, comme "Tu dois aimer ça". Cette pression psychologique extrêmement forte les pousse à cacher ce qu'ils font ou à évoquer vaguement qu'ils travaillent dans l'agroalimentaire. Le documentaire leur permet de montrer à leurs proches la dureté de leurs conditions de travail, pour être mieux compris.