Work'n'roll ou le travail en mode majeur
Le 9 juin, à La Cigale (Paris), chercheurs en sciences humaines et musiciens se sont rencontrés autour d'un thème partagé : le travail. Une expérience inédite orchestrée par les étudiants en psychologie du travail et ergonomie de l'université de Nanterre.
Sophie Prunier-Poulmaire, maîtresse de conférences en ergonomie à l'université de Nanterre, est à l'origine, avec ses étudiants de master, de la soirée Work'n'roll à la Cigale.
C'est un drôle de mélange ce jeudi soir à La Cigale, salle de spectacles parisienne que l'on dit mythique. Sur scène, le psychologue du travail Yves Clot est assis en chemise blanche aux côtés du chanteur Didier Wampas sous un casque de chantier et de la sociologue Danièle Linhart dans une grande jupe zébrée. Derrière eux, les musiciens, instruments à la main sous les projecteurs, écoutent avec attention les interventions de la table ronde portant sur la santé, les conditions de travail et le sens du travail. "Au début des années 1980, on a commencé à dire qu'on avait de la chance en France d'avoir du travail et qu'il ne fallait pas se plaindre", commence Danièle Linhart. "Pourtant, aujourd'hui, 37 % des salariés de l'industrie disent ressentir très peu la fierté du travail bien fait, enchaîne Yves Clot. Malgré des conditions de travail dégradées, les gens continuent à s'investir. C'est toute une énergie gaspillée... Je crois qu'on a besoin, non pas d'une entreprise libérée, mais plutôt d'une entreprise délibérée." Didier Wampas approuve, lui qui a travaillé pendant trente ans comme électricien à la RATP : "Au début, j'allais travailler content, je faisais les 3 X 8, j'aimais la nuit, on était autonomes. Et puis, il y a quinze ans, un manager est arrivé, il a dit : "On a vu ce que ça a donné l'autonomie en Yougoslavie !" A partir de là, je n'ai plus pris d'initiatives." Le chanteur a pourtant gardé son poste jusqu'à son départ en retraite, il y a quatre ans, alors que le succès de son groupe, Les Wampas, formé en 1983, lui aurait permis de faire de la musique à plein temps. "Ça m'aurait obligé à faire des compromis", explique le chanteur-électricien. D'où le casque de chantier, sorti du vestiaire pour l'occasion.
Démocratiser les débats
Et pas n'importe quelle occasion. Mi-débat, mi-concert, la soirée Work'n'roll organisée ce 9 juin rassemble des chercheurs en sciences humaines et sociales, spécialistes du monde du travail, et des artistes issus du monde de la musique autour de chansons qui ont pour point commun d'évoquer l'usine, les plans sociaux, la sous-traitance... bref, le travail et son avenir. Une expérience unique.
Chevilles ouvrières de l'événement, les étudiants du master 2 de psychologie du travail et d'ergonomie de l'université Paris-Ouest Nanterre La Défense n'en sont pourtant pas à leur coup d'essai. Après l'exposition "Le travail révélé. Regards de photographes, paroles d'experts" (2009), ils ont monté le festival de cinéma "Lumières sur le travail"1 (2011), puis une autre exposition, "Le bonheur au travail ?" (2013), qui confrontait dessins de presse et propos de spécialistes sur le travail. Le but : aborder le travail de manière artistique pour démocratiser les débats. "Sinon nous nous parlons entre nous, en colloque, alors que les connaissances, les échanges s'adressent à tous, à la cité au sens large du terme", argumente la responsable de la filière ergonomie du master, Sophie Prunier-Poulmaire, qui est à l'origine de ces initiatives. "Nous partons de supports auxquels tout le monde a accès pour engager la discussion et se demander comment le travail pourrait devenir plus sûr, être assuré dans de meilleures conditions", poursuit-elle. Et ça marche. Retraités, demandeurs d'emploi, passionnés de photographie, cinéphiles se sont déplacés lors des manifestations précédentes, se félicite Sophie Prunier-Poulmaire, dont les élèves, rejoints par le DIM Gestes (Groupe d'étude sur le travail et la souffrance au travail), se sont pour la première fois, cette année, attaqués au spectacle vivant. Une "autre dimension", reconnaît-elle : "Il faut remplir la salle, s'occuper de dix-huit artistes et d'une dizaine de scientifiques, de leurs emplois du temps, de leurs heures de passage, des aléas en tous genres... Ça met de la flexibilité partout ! Tout peut arriver jusqu'au dernier moment ! On fait un double salto arrière, comme disent les étudiants." Des étudiants qui ont tracté "plus d'un soir sous la pluie à la sortie des théâtres". L'un doit s'occuper des micros, l'autre de l'arrivée des artistes, un troisième des bénévoles. Et, pour l'instant, sur scène, tout fonctionne de manière très professionnelle.
"Rien n'est à toi, tu ne vaux pas un seul centime, tout appartient à la société anonyme", swingue Alain Chennevière, du groupe Pow Wow, devant plus de 800 spectateurs. Une chanson qu'interprétait Eddy Mitchell en 1966. Le rocker a été l'un des premiers à parler d'actionnaires dans ses textes, fait remarquer Victor Hache, critique musical à L'Humanité, invité à la table ronde sur le travail dans la chanson contemporaine. Douze ans plus tard, le même Eddy abordait, là encore en précurseur, la thématique du chômage avec "Il ne rentrera pas ce soir".
La face sombre du travail
D'où ce constat : les artistes traitent du travail de manière plutôt sombre. "Un peu comme pour les chansons d'amour, qui racontent plus le malheur que le bonheur", note Thomas, l'étudiant venu commenter le choix des morceaux. Le jeune homme a participé à la sélection de 300 chansons contemporaines en français et en anglais, puis à leur tri pour n'en garder qu'une trentaine, "qui traitent du travail en profondeur", du "Poinçonneur des Lilas" de Serge Gainsbourg au "Son bleu" de Renaud, en passant par "Le travail, c'est la santé" d'Henri Salvador ou "Il est cinq heures, Paris s'éveille" de Jacques Dutronc. Toutes ne seront pas jouées sur scène ce soir, mais un livre-CD annoncé pour la fin de l'année permettra de les réécouter et de lire, sous une forme plus développée, les réflexions des experts invités. Parce que la formule en live est assez expéditive : cinq minutes de parole pour chacun des participants aux tables rondes. "Il faut garder le rythme !", commente Sophie Prunier-Poulmaire, alors que le chanteur et guitariste Ludovic Mary entonne "Les mains d'or" de Bernard Lavilliers et que ça commence à bouger dans le public.
Un public de plus en plus enthousiaste quand la chanteuse Anaïs arrive avec sa guitare pour reprendre un morceau de sa composition. Dès les premières paroles chantonnées comme une comptine, la salle la suit. "D comme déconnecté, R comme brasser de l'air, H comme la hache de guerre..." Le refrain est vite compris : "DRH !""D comme jeter des dés, R comme jeter à terre, H comme payer moins cher..." "DRH !", scande le public. Gros succès. Mais l'excitation atteint son comble quand Guillaume Ledoux, le chanteur de Blankass, se lance dans un "Bella ciao" d'abord languissant, puis de plus en plus virevoltant. Une chanson qui, à l'origine, dénonçait les conditions de travail des mondine, ces ouvrières des rizières italiennes. Les étudiants du master accourent dans les rangées, se mettent à sauter, le public se lève. Et plus personne ne veut retrouver son fauteuil quand Didier Wampas saute sur scène, bientôt torse nu et en sueur, juché sur les épaules d'un musicien, tandis que les étudiants le rejoignent. Mais il est déjà 22 h 30, les lumières se rallument. Echanges de regards entre voisins, comme étonnés de s'être à ce point amusés sur des thèmes aussi graves que le travail, le chômage, la lutte contre le travail des enfants. Une cause à laquelle les étudiants ont dédié cette soirée.
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Lire "Sophie Prunier-Poulmaire ou la passion de l'ergonomie", Santé & Travail n° 73, janvier 2011.