À la mairie de Lille, inaptitude rime avec reclassement
Afin d'aider ses agents déclarés inaptes à se maintenir en emploi, la mairie de Lille a lancé une démarche originale. Des groupes de parole leur permettent de sortir de l'isolement et de se soutenir dans leur reconversion. Enquête sur une expérience efficace.
Après avoir travaillé dix-sept ans comme vendeuse, Gisèle Vandezante s'était formée pour devenir aide-soignante dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), à Lomme (Nord). Mais, atteinte d'une hernie discale à 46 ans, cette employée de la mairie de Lille avait maintenant du mal à porter les résidents dont elle s'occupait. Elle était allée voir le médecin du travail et attendait qu'il fasse quelque chose. Elle ne savait pas que c'était à elle de déposer une demande de reclassement, elle ne connaissait pas les autres métiers exercés au sein de la collectivité territoriale, ni la façon de s'en rapprocher. "Ça a été notre premier constat : le manque de visibilité et d'information des agents, mais aussi le sentiment de solitude, se souvient Charlotte Deroo, adjointe au service accompagnement des projets professionnels à la mairie. Quand on est dans une situation médicale déjà dure, sur le terrain tout le temps, sans forcément d'accès à l'Intranet ni aux mails, il n'est pas facile de décrocher son téléphone et d'appeler le service des ressources humaines, d'y trouver la bonne personne et de savoir comment se faire aider. Alors beaucoup restent sans repères." Il a fallu, pour s'en rendre compte, lancer une démarche originale à la mairie de Lille : une recherche-action.
Changer de métier, un déchirement
Quand, en 2014, Mathilde Icard a pris ses fonctions de directrice générale adjointe (DGA) chargée des ressources humaines, un plan de prévention incluant des actions de lutte contre l'absentéisme était en cours. Elle a établi son diagnostic et découvert l'ampleur d'un phénomène peu abordé jusque-là : le nombre d'agents en reclassement. "La mairie compte plus de 150 métiers, dont certains sont très exposés en termes de risques professionnels : aux espaces verts, à la restauration, dans les crèches, dans les Ehpad gérés par la Ville, détaille-t-elle. Certains de ces agents sont amenés à changer de métier, le plus souvent de manière radicale, et ils le vivent comme un déchirement. D'autres restent chez eux après avoir été déclarés inaptes à leur poste, dans l'attente d'un autre poste qui leur corresponde. Mais la contrainte financière qui implique le non-remplacement des personnels rend la situation intenable. C'est une situation malheureusement classique dans les collectivités territoriales, qui fabrique de l'exclusion."
Le suivi des agents malades s'effectuait au cas par cas, sans être "pleinement efficace", indique la DGA. Elle s'est alors intéressée à l'expérience de deux chercheuses du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), auteures de l'ouvrage Que font les 10 millions de malades ? Vivre et travailler avec une maladie chronique (voir "A lire"). Dominique Lhuilier, professeure émérite en psychologie du travail, et Anne-Marie Waser, sociologue, avaient créé des "clubs maladies chroniques et activité" à Paris. Ces groupes de parole permettaient l'échange de conseils, d'expériences et un soutien entre malades. Les participants ne pouvaient pas forcément reprendre leur poste, mais ils identifiaient ce qui était important pour eux dans l'exercice d'une activité et définissaient un parcours pour y accéder. "Ça m'a toujours mise mal à l'aise que la personne soit considérée comme ayant un déficit quand elle a un problème de santé, confie Mathilde Icard. Je me retrouve davantage dans cette vision des chercheuses du Cnam : la vie, certes, ne sera plus jamais comme avant, mais la personne malade peut développer de nouvelles ressources au cours de cette période compliquée. Il s'agit de la considérer autrement." La directrice générale adjointe a proposé aux deux chercheuses et à Malika Litim, maître de conférences en psychologie du travail à l'université Paris 13, de prendre comme terrain de recherches les conditions du maintien en activité des agents lillois confrontés à une maladie chronique, un accident ou un handicap. Soit, potentiellement, un agent sur quatre concerné au cours de sa vie professionnelle.
Ce chiffre n'était pas disponible au début de la recherche-action, en février 2016. Le premier travail a consisté à identifier les services et les profils les plus touchés : âge, sexe, ancienneté, etc. Les métiers les plus exposés ont ensuite été analysés. Coanimés par une chercheuse et un professionnel de la Ville, des groupes ont réuni les différents acteurs, par catégories : espaces verts, restauration, direction, agents malades, organisations syndicales, etc. Et ce qui se passait dans les "clubs" parisiens s'est reproduit, alors que la mairie craignait que ces rassemblements ne favorisent l'explosion de critiques, rapporte Dominique Lhuilier. Certes, les premières réunions ont vu affluer les récriminations, mais ce n'était pas ce à quoi les animateurs s'attendaient. Les agents déclarés inaptes et dans l'attente d'une évolution ont en effet fait part de la souffrance à rester chez eux, sans qu'aucune solution ne leur soit proposée ni qu'aucun collègue, aucun supérieur hiérarchique, personne du service RH ne passe un coup de fil pour prendre des nouvelles. "Ce silence était souvent dû à la volonté de ne pas déranger la personne et de respecter son intimité, note Mathilde Icard. En tant que manager, nous ne sommes pas formés à ces situations. Ce que nous avons entendu dans ces groupes nous a troublés..."
Quand les pairs parlent
Une fois ce stade passé, les agents confrontés aux mêmes situations ont commencé à se donner des conseils, à s'encourager, à se motiver les uns les autres. Charlotte Deroo a coanimé un groupe de victimes d'accidents de service qui reprenaient une activité. "Je me souviens d'une participante qui était de retour au travail à un nouveau poste, et qui devait faire une présentation l'après-midi même, raconte-t-elle. Elle était affolée. Les autres participants ont su la préparer, la rassurer. Quand les pairs parlent, ça n'a pas le même poids..." C'est ainsi que Gisèle Vandezante, qui ignorait les démarches de reclassement, a rejoint un groupe d'agents dans lequel tout lui a été expliqué. Une intervenante de la Ville est même venue proposer des postes nouvellement créés dans les mairies de quartier. Gisèle s'est lancée et a profité du dispositif "Vis mon job !" - dont elle ne connaissait pas non plus l'existence - pour tester un emploi sur une fonction d'accueil social. "J'ai sauté sur l'occasion", témoigne l'ancienne aide-soignante. A l'issue de l'essai, la mairie de quartier lui a proposé de rester.
Les "groupes métier" ont également lancé des expérimentations. Au service des espaces verts, les jardiniers ont, par exemple, déploré que leurs métiers ne soient pas décrits aux candidats potentiels comme étant attrayants. Selon eux, les fiches de poste étaient peu claires et peu valorisantes. Ils ont proposé de filmer leur travail quotidien afin de présenter de façon plus juste leur activité. L'idée a été validée. Pour sa part, le groupe des organisations syndicales a proposé de mettre en place une commission pluridisciplinaire. Objectif de celle-ci, relate Samy Berrahi, chargé de la note de synthèse des travaux de ce groupe : étudier les dossiers les plus difficiles du service accompagnement des projets professionnels et prendre le relais. En fin de compte, observe-t-il, "la recherche-action nous a obligés, toutes organisations syndicales confondues, à nous asseoir autour de la table tous les mois, durant deux ou trois heures, et à discuter de manière rigoureuse. Seuls, nous ne l'aurions pas fait". Quant au groupe réunissant les agents déclarés inaptes à travailler en Ehpad, il a réclamé des réunions régulières pour les personnes en arrêt - ce qui a été mis en place. Il a aussi sollicité l'administration pour qu'elle envoie un courrier qui montrerait son intérêt et fournirait des contacts permettant de connaître les protocoles à suivre. En cours de rédaction, un guide intitulé La santé en questions devrait répondre à cette dernière attente.
Garder un lien avec la collectivité
En mobilisant le dispositif de réadaptation professionnelle prévu par les textes, la mairie propose maintenant aux agents en longue maladie et volontaires, et seulement sur préconisation médicale, de garder le lien avec la collectivité territoriale au travers de formations ou d'activités au sein des services. "Cela change le rapport au travail et les relations humaines, constate Mathilde Icard. Si je peux répondre à un collègue malade qui souhaite se former, ou travailler à temps très réduit, il ne sera plus exclu du circuit. Cela génère certes des difficultés que nous n'avions pas avant, cela bouleverse notre organisation du travail, mais cela correspond à notre éthique."
"Non, tous les travailleurs ne sont pas en bonne santé, assure Dominique Lhuilier. L'approche dominante revient à se demander comment faire pour que le travail ne dégrade pas la santé d'un travailleur bien portant. Elle part de ce postulat. Or la durée de vie s'allonge, la pénibilité augmente. Un parcours professionnel ne se fait pas à plein régime tout le temps. Avoir des problèmes de santé n'est pas forcément synonyme d'invalidité, de sortie du jeu." Il est devenu essentiel pour la chercheuse du Cnam de "construire un milieu de travail qui tolère la vulnérabilité". Et la démarche lilloise a permis, au sein des différents services, une prise de conscience, voire une découverte de la réalité de certains métiers. L'équipe de recherche a en effet filmé des agents au travail dans des crèches, des Ehpad, des cantines, puis a montré les vidéos à d'autres services, qui se sont dits très surpris : "Ils ne s'imaginaient pas que ces métiers pouvaient être durs. Travailler dans une crèche, ce n'est pas faire des bisous toute la journée, c'est être à genoux, à quatre pattes, supporter un niveau sonore élevé, des odeurs..."
De quoi toucher les supérieurs hiérarchiques et peser dans les décisions ? "Nous avons été confrontés à des contradictions, reconnaît Dominique Lhuilier. Il fallait, par exemple, diminuer la pénibilité, mais également la masse salariale... Les agents sur le terrain sont au coeur de ces paradoxes. Le contremaître sait que, s'il exige davantage de travail, les agents ne vont pas tenir et qu'ils se mettront en arrêt. Les jeunes comprennent aussi que les anciens doivent être protégés, mais qu'à ce rythme-là ils vont s'user eux-mêmes prématurément. Il faut pouvoir en discuter. Il faut trouver les voies pour que cette information remonte."
« Davantage de sur-mesure »
Car la priorité de la Ville reste le maintien en activité. "Il y a davantage de sur-mesure qu'avant", signale Mathilde Icard. Un jardinier qui ne peut plus exercer à plein temps son métier a pu ainsi participer, sur une partie de ses horaires, à la gestion des stocks et des commandes. "Tous les agents du service en discutent ensemble sous l'impulsion du management et trouvent une idée, poursuit la DGA. Ce sont eux qui connaissent le mieux leur métier et l'organisation du service. Le rôle des encadrants est de mettre ces questions en débat."
Les débuts à son nouveau poste n'ont pas été faciles pour Gisèle Vandezante : apprendre à manier l'ordinateur, les logiciels, mener des entretiens avec des personnes en difficulté toute la journée... "J'ai cru que je n'allais jamais y arriver ! Je n'avais jamais travaillé dans un bureau, en fait." L'ancienne aide-soignante a demandé à s'entraîner au même poste dans une autre mairie de quartier, où deux agents ont pu la former. Aujourd'hui, elle est "très bien" dans son travail, même si elle souffre toujours de sa hernie. Elle se dit reconnaissante vis-à-vis du groupe auquel elle a participé. "Sans lui, je serais encore à l'Ehpad !"
Que font les 10 millions de malades ? Vivre et travailler avec une maladie chronique, par Dominique Lhuilier et Anne-Marie Waser, coll. Clinique du travail, Erès, 2016.