Abel Craissac, commis-voyageur de la santé ouvrière
Il a été, au début du XXe siècle, le porte-drapeau de la mobilisation contre la peinture à la céruse, source du saturnisme professionnel. Jusqu'à sa mort, ce peintre en bâtiment cégétiste devenu notable fera feu de tout bois pour défendre la santé ouvrière.
C'est dans le monde de la petite boutique nantaise qu'Abel Craissac voit le jour en 1875. Apprenti peintre, il gagne Paris, qui offre de plus amples opportunités d'emploi dans le bâtiment. Son acte de mariage, daté de 1898, le dit "ouvrier peintre" ; quarante-deux ans plus tard, son acte de décès le désigne comme "fonctionnaire propriétaire" et "officier de la Légion d'honneur". Au fil d'un parcours de météorite dont il faut débusquer les étapes au détour des archives1 , il s'est ainsi hissé de l'échelle de l'ouvrier peintre au fauteuil de l'homme de cabinet. Et ce, par le biais d'un engagement syndical et politique au service de la santé ouvrière.
Don Craissac de la Céruse"
Adhérent à la CGT dès 1898, animateur de la Fédération des peintres parisiens puis de la Fédération nationale, Abel Craissac monte sans cesse au front pour soutenir les luttes les plus diverses, de la grève menée en 1905 par les sardinières de Douarnenez, en Bretagne, à celle des lads, qui secoue le monde des courses hippiques en 1909. Tour à tour, il défend les causes qui peuvent concourir à l'amélioration de la condition ouvrière, en faveur de l'allaitement maternel à l'atelier (1916), de la prolongation de la scolarité des enfants (1933), ou encore de l'organisation des offices départementaux de placement (1934). Son combat essentiel est cependant celui contre le saturnisme des peintres, intoxiqués par la céruse, pigment au plomb contenu dans les enduits et les peintures2
Don Craissac de la Céruse" : le sobriquet dont l'affuble Le Figaro en 1909 dit bien la lutte presque solitaire - au passage, ridiculisée - qu'il mène contre le blanc poison, à l'image d'un Don Quichotte se battant contre les moulins à vent. Infatigable commis-voyageur de la prohibition du toxique, Craissac prend la parole au cours de plus de 300 réunions publiques destinées à sensibiliser l'opinion sur ce thème (voir encadré), aux quatre coins du pays et au-delà des frontières. A Bruxelles, notamment, ses liens sont puissants avec les syndicalistes Charles Coessens et Georges Staatge, qui eux aussi militent contre la céruse, avec le soutien du médecin et député socialiste Delbastée.
Très tôt, Craissac a compris l'importance de faire sortir le saturnisme des peintres de son ghetto professionnel pour en faire l'emblème de la lutte en faveur de la santé au travail. Très tôt, également, il a saisi l'intérêt de faire de la presse une caisse de résonance de la cause ouvrière. Car il faut pénétrer toutes les strates de la société, mobiliser des arènes diverses, persuader des acteurs pivots. En bref, travailler l'opinion au corps. Conseiller des frères Bonneff, écrivains prolétariens, Craissac rédige la préface de leur ouvrage Les métiers qui tuent, en 1900. Proche de Clemenceau, il fournit à ce dernier les arguments de sa série d'articles consacrée à la nécessaire prohibition du plomb (L'Aurore, 1904), de même qu'il inspire les caricaturistes de L'Assiette au beurre, feuille satirique très populaire, qui publie en 1905 un numéro spécial sur le mortel blanc de céruse.
Réformiste par pragmatisme
En rupture avec le paysage syndical des premières années du XXe siècle, très marqué par l'anarcho-syndicalisme, Craissac affiche clairement sa position de socialiste réformiste. Posture idéologique, c'est aussi un parti pris pragmatique, qui se traduit par une volonté d'"entente cordiale, franche et sincère" avec "tous les démocrates amis du progrès", fussent-ils ministres et représentants des partis "bourgeois". Il apporte ainsi son expertise sur les questions de santé ouvrière au sein de nombreuses institutions créées par la jeune République : la Commission d'hygiène industrielle du ministère du Commerce dès 1900, le Conseil supérieur du travail à partir de 1902, ou encore le Conseil supérieur d'hygiène publique de France. A la même époque, il participe également à plusieurs congrès d'hygiène des travailleurs et des ateliers, espaces de rencontre entre parole ouvrière, expertise médicale et acteurs de l'Etat social.
Franc-maçon membre de la loge Travailleurs socialistes de France, la première qui s'est ouverte au monde ouvrier, Craissac y côtoie des ministres, comme Fernand Dubief (1850-1916), et des mandarins de la faculté de médecine, tel le président du Comité consultatif d'hygiène publique de France, Paul Brouardel (1837-1906), l'un et l'autre enrôlés pour combattre la céruse. Cette appartenance maçonnique le situe à la charnière entre mondes ouvrier et politique, entre la promotion du savoir profane du métier et la sphère savante des hygiénistes.
Abel Craissac est, de ce fait, voué aux gémonies pour son attitude réformiste, qui le marginalise radicalement au sein d'une institution syndicale prônant la grève générale et l'affrontement avec les représentants du capital. La Fédération du bâtiment l'exclut temporairement en 1908, au motif qu'il n'est qu'un "intrigant" qui a plus sa place "dans les antichambres ministérielles qu'à la tête des travailleurs organisés"
Parti de Nantes, Craissac a gravi les échelons de la notabilité syndicale à Paris. C'est sa Bretagne natale qui lui offre son premier mandat électif, marchepied de son ascension politique et sociale. Ayant échoué aux législatives à Quiberon, il est élu en 1912 maire de Le Palais (Belle-Ile, Morbihan). Mais il est davantage un homme de l'ombre et l'épisode breton fait long feu, signant la fin de son expérience d'homme public, engloutie dans le grand chambardement de la mobilisation.
"Un travail de termite"
Au lendemain de la Grande Guerre, c'est à l'autre bout du pays que l'on retrouve Abel Craissac. Un temps chef de l'Office de la main-d'oeuvre civile, puis directeur de l'Office régional de placement de Marseille, il y met à profit sa connaissance aiguë du marché du travail. Sa propriété de Sanary-sur-Mer (Var) devient son port d'attache, dans une existence marquée par le nomadisme. Les années 1920 le voient en effet hanter les couloirs genevois du jeune Bureau international du travail, dirigé par le socialiste français Albert Thomas. Entre les deux hommes, la lutte contre la céruse tient lieu de ciment amical. L'adoption, en 1921, de la convention internationale interdisant (partiellement) l'usage des composés de plomb dans la peinture en bâtiment est très largement l'oeuvre de l'ancien ouvrier peintre, rompu aux manoeuvres de la diplomatie sanitaire. Paris, Londres, Bruxelles, Genève : jusqu'au milieu des années 1930, Craissac se démène pour obtenir la ratification des conventions internationales, condition nécessaire à leur mise en application. "Je me livre, en ce moment, à un travail de termite, par le canal et de la maçonnerie, et des organisations professionnelles intéressées", écrit-il à Thomas en 1926. Un travail pugnace, patient et acharné, emblématique de son combat pour la santé ouvrière.
"Le mouvement ouvrier contre la peinture au plomb. Stratégie syndicale, expérience locale et transgression du discours dominant au début du XXe siècle", par Judith Rainhorn, Politix n° 91, 2010/3.