La signature, le 2 juillet 2008, de l'accord national interprofessionnel sur le stress au travail a marqué une étape. Les employeurs ont alors reconnu que le stress ne pouvait pas être ramené à un pur problème de fragilité individuelle et que l'organisation du travail était en cause. Cependant, la plupart des accords signés depuis sur la prévention du stress dans les entreprises développent des approches qui, malgré leur vernis d'apparence scientifique, sont calibrées pour maintenir l'organisation du travail à l'abri du débat social. Sont particulièrement en cause les outils d'analyse de l'organisation du travail et la définition du stress proposés par ces accords.
Ces derniers affirment la nécessité de partir d'une démarche d'analyse objective, neutre, et dont la validité scientifique soit reconnue, afin de construire une vision du stress partagée par tous les acteurs de l'entreprise. L'accord Banque populaire déclare, par exemple : " Le diagnostic est établi à partir d'une méthodologie rigoureuse et reconnue reposant sur des outils qui garantissent la fiabilité et l'objectivité des résultats, leur caractère exploitable, et qui permettent l'exploration des aspects environnementaux et individuels du stress au sein de l'entreprise. " Or les outils mobilisés sont des questionnaires mis au point par des épidémiologistes, non pas pour agir directement sur l'organisation de l'activité, mais pour établir l'existence de relations statistiques entre certains aspects de la situation de travail et des atteintes à la santé. Ces questionnaires ont, de ce fait, des caractéristiques peu adaptées à l'action en entreprise.
Une vision floue du travail
En effet, l'analyse épidémiologique doit faire face à une difficulté sérieuse. Les effets de l'organisation du travail sur la santé diffèrent d'un individu à l'autre : l'un exprimera, par exemple, une détresse psychique, alors que l'autre pourra " prendre sur lui " et courra le risque de développer une maladie somatique. D'autre part, la situation de l'un ne ressemble pas à celle de l'autre. Pour contrôler cette variabilité, les épidémiologistes sont amenés à appliquer leurs questionnaires à un grand nombre d'individus. Or, si en matière physique la multiplication des mesures améliore la précision, en matière psychosociale elle conduit à amalgamer des situations qualitativement différentes. De ce fait, plus l'échantillon est large, plus la caractérisation de la situation de travail est floue.
Dans la perspective de l'épidémiologie, cette perte de précision dans la définition de la situation de travail n'est pas un inconvénient rédhibitoire : il s'agit de faire le lien entre des atteintes à la santé et de grands traits de la situation susceptibles d'être retrouvés systématiquement dans tout travail. Ainsi, l'analyse épidémiologique va pouvoir montrer que l'absence d'autonomie a un effet négatif sur la santé des gardiens de prison aux Etats-Unis, des mineurs en Afrique du Sud ou des infirmières à Taiwan. Mais dans ces conditions, l'autonomie devient une notion très abstraite. Elle est mesurée selon des modalités identiques chez des gardiens de prison, des mineurs et des infirmières. Elle est donc très loin de pouvoir rendre compte de leurs difficultés spécifiques.
Paradoxalement, c'est précisément pour cette raison que ces questionnaires paraissent intéressants aux directions. Ils ramènent la complexité foisonnante du travail au sein de l'entreprise à une série de paramètres standard permettant une évaluation chiffrée. La réalité peut ainsi être synthétisée sous la forme de tableaux de bord. Grâce à ce processus d'abstraction, la direction se retrouve sur un terrain familier où elle a peu de risque d'être déstabilisée. Grâce au questionnaire, elle pense pouvoir, comme le stipule l'accord Rhodia, " mettre en place un diagnostic partagé par tous les acteurs de l'entreprise ; identifier les risques, estimer leurs probabilités, leur étendue ; analyser et objectiver la situation afin de préconiser des leviers de progrès ".
Débat tronqué
Cette démarche présente néanmoins de graves inconvénients. Elle entraîne les représentants du personnel sur le terrain lisse et consensuel de l'évaluation statistique et les coupe de la ressource comme du potentiel de discussion que représente la proximité avec les impasses, dilemmes, contradictions qu'affrontent les salariés dans leur activité quotidienne. Or les phénomènes de stress au travail sont toujours liés, d'une façon ou d'une autre, au fait que la direction prend ses décisions à partir d'une perspective abstraite, surplombante, généralisante, alors que le travail impose de s'accorder tous les jours à partir d'expériences très partiellement partagées. Cette démarche offre donc au syndicalisme une fausse solution à une vraie problématique : comment reprendre l'initiative sur les questions du travail et de la santé.
Mais les accords permettent aux directions d'aller encore plus loin, en contournant les modalités ordinaires du débat social, via une expertise " scientifique " qui requalifie le social en humanitaire. Les accords prévoient souvent la mise en place d'un comité ad hoc, piloté par la direction et auquel le médecin du travail et les organisations syndicales signataires de l'accord sont invités à participer. Ainsi, les prérogatives du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sont court-circuitées, tant en matière de maîtrise de l'ordre du jour qu'en matière de capacités d'enquête autonome. Le CHSCT est tenu informé, mais les choses se discutent ailleurs. Quant au médecin du travail, il est incité à travailler dans une proximité plus étroite avec la direction qu'avec les instances représentatives. Enfin, les organisations non signataires sont tenues à l'écart d'une affaire qui les concerne pourtant directement.
Certes, ces processus signalent les limites du fonctionnement des instances représentatives actuelles. Mais la recherche d'un fonctionnement plus proche des difficultés quotidiennes affrontées par les salariés ne peut pas passer par des modalités qui assurent de fait aux directions une maîtrise étroite du processus de discussion comme du contenu de ce qu'il est légitime de discuter.
Mauvaise définition
Les accords présentent également une deuxième grande faiblesse, qui tient à la définition du stress professionnel systématiquement retenue. Conformément aux termes de l'accord interprofessionnel, le stress est décrit comme la conséquence d'un " déséquilibre entre la perception qu'une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu'elle a de ses propres ressources pour y faire face ". Cette définition, sous son apparence scientifique, possède un important potentiel d'égarement.
Elle est empruntée à des travaux de la psychologie américaine des années 1970 qui tendaient à faire du stress professionnel un problème avant tout personnel. Sont ainsi ignorées toutes les recherches qui montrent que le stress ne survient pas seulement quand celui qui travaille n'a pas les ressources pour faire face aux exigences de l'organisation, mais qu'il apparaît, au contraire, quand cette organisation n'a plus les ressources pour répondre au besoin qu'ont les salariés de faire un travail de qualité. Les conséquences de l'orientation choisie sont lourdes. Alors que le salarié s'efforce de défendre la qualité du produit, le respect du client, l'état des installations, les processus de partage et d'entraide contre des mesures qui conduisent à les fragiliser, c'est lui qui est désigné comme trop faible, trop " petit " pour l'organisation.
Ainsi, selon les termes du guide pratique édité par le Medef, il faut assurer la prévention " des réactions de mauvaise adaptation au stress ou des réactions de "surstress" ". Pour cela, deux orientations sont préconisées. La première considère que le stress serait dû à une erreur d'appréciation de leur situation par les salariés. " La prévention du stress au travail implique donc le plus souvent la mise en oeuvre de politiques de communication avec les salariés, la formation de ceux-ci à mieux comprendre et assumer ce qu'ils ressentent ", indique le guide du Medef. Les mesures en ce sens vont de l'information générale sur les phénomènes de stress et sur les façons de s'en préserver, au renforcement de la communication sur l'entreprise et la politique de la direction. Arrivent ensuite les techniques de restructuration cognitive, qui visent à aider les agents à percevoir que ce qu'ils prennent comme une menace constitue en réalité une formidable opportunité...
Police sanitaire
La seconde orientation consiste à repérer et à prendre en charge les éléments de fragilité. Il peut être question d'améliorer certaines situations jugées fragilisantes, dès lors qu'elles ne touchent qu'à la marge l'organisation du travail. Comme les difficultés d'articulation entre vie professionnelle et vie familiale ou les problèmes de retour à l'emploi après maladie. Mais le plus gros de l'effort est dirigé vers le dépistage des salariés fragiles. Le moyen le plus courant est le questionnaire d'évaluation de l'anxiété et de la dépression. Une fois le problème ramené à la fragilité individuelle, sa prise en charge est externalisée : numéro Vert, Ticket Psy... Apparaît ainsi un vrai risque psychosocial : celui de la mise au point de ce qu'il faut bien appeler une police sanitaire, qui flirte avec des formes larvées d'obligation de soins bien discutables. La personne doit se soigner, alors qu'elle fait justement une maladie de ne pas pouvoir soigner son travail.
Au final, si l'accord interprofessionnel et ses déclinaisons entérinent l'idée d'une participation de l'organisation du travail dans la genèse du stress professionnel, les modalités proposées pour y faire face poussent à éviter tout débat concret sur le travail et son organisation. Il est aisé de comprendre en quoi cette orientation peut sembler confortable aux directions. Cependant, le recours systématique aux questionnaires préfabriqués et l'accent mis sur les fragilités individuelles possèdent par eux-mêmes un potentiel important d'aveuglement et d'égarement des directions. Ainsi, Renault a été une des premières entreprises à installer en son sein, dès les années 1990, un observatoire du stress. Des questionnaires en quantité considérable ont été remplis par les salariés. Et pourtant, cela n'a pas permis d'anticiper ni de prévenir les suicides au Technocentre de Guyancourt. La maîtrise étroite du processus de discussion ne sclérose donc pas seulement le débat avec les salariés et leurs représentants. Elle a aussi manifestement des effets stérilisants sur la communication et la discussion au sein de la hiérarchie elle-même.
En fait, au-delà des facilités de circonstance offertes par les cabinets de consultants et les " marchands du risque ", la question du stress ne peut être abordée au sein de l'entreprise dans la perspective abstraite des facteurs de risques dits " psychosociaux ", ni dans celle qui renvoie le problème aux insuffisances et fragilités psychiques des salariés. L'image du stress comme déséquilibre unilatéral entre contraintes trop fortes et ressources trop faibles ne peut pas rendre compte de ce que l'on appelle la souffrance au travail et qui est d'abord une activité empêchée, ravalée.
Au travail, les salariés sont sollicités par des dimensions de la situation qui ne sont pas perceptibles par ceux qui, situés plus haut dans la hiérarchie, leur donnent les instructions et évaluent leurs résultats. La hiérarchie se réfère à une situation type qui ne se présente jamais. Ce que doit affronter le salarié, c'est toujours une situation particulière, aussi bien dans ses dimensions objectives que dans ses enjeux sociaux. De ce fait, la situation appelle toujours un développement de l'activité au-delà de la prescription.
Virtuoses du compromis en acte
On sait que, par millions, ceux qui travaillent ont dû devenir des virtuoses du compromis en acte. Ils cherchent, au prix d'acrobaties de plus en plus coûteuses, à rendre compatibles dans le moindre geste et sur le long terme des critères qui s'opposent : la performance officielle, la quantité produite, la qualité réelle du travail, la préservation des installations, leur propre santé et celle de leurs collègues. Le problème est qu'ils sont de plus en plus seuls à " gérer " ce compromis. En effet, dans le contexte actuel de standardisation financière, les directions semblent penser qu'elles peuvent durablement s'exonérer de cette " gestion " de compromis, en la ravalant aux acrobaties à court terme d'un exercice comptable. Mais à tous les niveaux hiérarchiques, on comprend de moins en moins pourquoi les " gestionnaires " s'affranchiraient du conflit de critères que les opérateurs, qu'ils le veuillent ou non, passent leur temps à gérer. Il y a - c'est un fait durable - un conflit de critères sur l'évaluation de ce qu'est un travail de bonne qualité. Le déni de ce conflit imprègne la plupart des accords sur le stress qui ont été signés. Ce déni est dangereux pour la santé. Mais c'est aussi un poison pour l'efficacité réelle de l'activité, la spécification et l'originalité des produits et des services, la vie collective et sociale dans le travail et hors du travail, l'empreinte sur la nature. Le déni de ce conflit est en fait le principal risque psychosocial de la période.
En somme, il est nécessaire d'orienter la discussion non pas sur les facteurs de risque mis en évidence par l'épidémiologie, mais sur le travail et, plus précisément, sur ce que signifie pour les différents acteurs " faire un travail de qualité ". Ce point n'était qu'effleuré dans l'accord interprofessionnel : " Donner à tous les acteurs de l'entreprise des possibilités d'échanger à propos de leur travail. " C'est pourtant l'essentiel. Il faut pouvoir instituer cet échange, qui n'ira pas sans conflit entre partenaires sociaux. Il nécessitera sûrement des institutions nouvelles dans l'entreprise, qui transformeront le système de relations professionnelles " à la française ". Mais on peut le commencer tout de suite, en négociant moins exclusivement sur les indicateurs de stress et plus sur les critères du travail bien fait.