Les commissions de réforme ne jouent pas franc-jeu

par Michel Delberghe / juillet 2012

Censés déterminer si les atteintes à la santé des agents sont imputables au travail, les commissions de réforme et les médecins qui y siègent s'affranchissent de nombreuses règles. Au seul profit de l'administration. Enquête.

Faut-il réformer les commissions de réforme de la fonction publique ? Ces instances paritaires sont-elles encore adaptées pour juger et évaluer les conséquences des troubles de santé qui affectent, dans leur activité professionnelle, les salariés de l'Etat, des hôpitaux, des collectivités territoriales, des entreprises et organismes publics ? Plusieurs exemples récents ont mis en évidence les dysfonctionnements de ces commissions consultatives, composées à parts égales de représentants des employeurs et des syndicats, et où des médecins agréés, généralistes ou spécialistes libéraux, occupent une place prépondérante mais de plus en plus controversée. Chargées notamment de se prononcer sur l'aptitude des agents à occuper leur emploi et de déterminer les taux d'incapacité, elles sont de plus en plus sollicitées pour des litiges concernant la reconnaissance d'atteintes à la santé en accidents de service ou en maladies professionnelles.

Repères

Evaluation du dispositif de reclassement des fonctionnaires déclarés inaptes à l'exercice de leurs fonctions pour des raisons de santé, par Bernard Krynen et Isabelle Yeni, Inspection générale des affaires sociales, décembre 2011. Téléchargeable sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/

Décret n° 2008-1191 du 17 novembre 2008 relatif aux commissions de réforme et au comité médical supérieur dans la fonction publique de l'Etat, dans la fonction publique territoriale et dans la fonction publique hospitalière. Consultable sur www.legifrance.gouv.fr

Procédures mal respectées, secret médical levé, délais d'attente et d'instruction interminables, expertises bâclées, difficultés d'accès des agents à leur dossier personnel : le bilan du fonctionnement de ces commissions, dressé début 2012 dans un rapport du cabinet Klee Group pour le compte du ministère de la Fonction publique, est plutôt sévère. Il s'ajoute à la principale critique formulée à l'égard de ces commissions par de nombreux détracteurs : réticentes à reconnaître l'impact des conditions de travail, elles sont promptes à minimiser l'aggravation des risques professionnels, notamment psychosociaux, provoquée par les réorganisations et restructurations à marche forcée que subit le secteur public.

Des suicides qui font débat

Le 4 mai 2011, Luc Béal-Rainaldy, 52 ans, inspecteur du travail, alors secrétaire national du syndicat SnuTefe-FSU au ministère du Travail et de l'Emploi, se jetait du 5e étage de l'immeuble de son administration centrale à Paris. Quelques mois plus tard, en janvier dernier, Romain Lecoustre, un inspecteur du travail de 32 ans affecté à Lille, se donnait la mort après une première tentative de suicide et plusieurs alertes révélant son malaise et une souffrance accrue. Il aura fallu la mobilisation massive des inspecteurs du travail avec leurs syndicats dans toute la France, des interpellations répétées de l'ex-ministre du Travail Xavier Bertrand et l'engagement de procédures pour que les commissions de réforme, statuant en deuxième, voire en troisième recours en avril, finissent par reconnaître le lien direct entre l'activité professionnelle et les suicides des deux inspecteurs.

Dans l'un et l'autre cas, les conclusions des médecins agréés ont été déterminantes dans le refus initial des commissions de reconnaître les causes professionnelles de ces suicides. " Dimension multifactorielle de l'acte ", ont tranché ceux de Nanterre, chargés de statuer sur le cas de Luc Béal-Rainaldy, sans avoir pris la peine d'entendre son épouse. " Expertise psychiatrique post mortem pour évaluer un acte volontaire ", ont décidé ceux d'Arras, à propos de Romain Lecoustre, malgré un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) établissant la réalité de la souffrance subie par le jeune inspecteur.

" Ils n'ont aucune connaissance, aucune représentation du travail dans la fonction publique, et encore moins de l'activité syndicale, relève Lydia Saouli, actuelle secrétaire générale du SnuTefe-FSU. Ils ne savent pas ce que l'on fait. Ils n'ont surtout aucune perception de l'impact douloureux des réformes de la révision générale des politiques publiques, des suppressions d'emplois et de la politique du chiffre. " Pour les syndicats, la responsabilité de l'ancien ministre du Travail Xavier Bertrand est pleinement engagée. Suivant un décret du 17 novembre 2008, il aurait pu reconnaître d'emblée les suicides en accidents de service et éviter l'engagement d'une procédure douloureuse devant les commissions de réforme. " Il a choisi le déni, en se retranchant derrière un avis médical, pour ne pas admettre l'impact des restructurations sur le comportement des agents ", dénoncent les organisations syndicales.

De nombreux fonctionnaires subissent le même parcours d'obstacles. Comme ce cadre de La Poste, victime d'une grave dépression suite à la réorganisation de son établissement et engagé depuis 2008 dans une longue bataille de procédure, sans jamais avoir été ni convoqué ni entendu lors des commissions de réforme successives chargées d'examiner sa situation. Il lui a fallu attendre trois ans pour avoir accès à son dossier et consulter les procès-verbaux médicaux. Fort d'une décision du tribunal administratif, il a fini par obtenir, fin 2011, l'imputabilité de sa dépression et de sa mise en congé de longue durée aux conditions de service.

Une caution médicale pour l'administration ?

Suite à la suppression de son poste en 2006, cette autre fonctionnaire, travaillant à France Télécom, est elle aussi tombée en dépression et a été mise en disponibilité d'office pour raison de santé, avec une perte de rémunération et de droits à la retraite. Depuis lors, elle réclame la reconnaissance de l'origine professionnelle de sa maladie, refusée par la commission de réforme sur la base d'expertises litigieuses. A l'image de celle menée par ce psychiatre parisien, mandaté par la direction de France Télécom : douze minutes d'entretien et un rapport bourré de fautes et d'inexactitudes, concluant que " l'imputabilité de son ressenti émotionnel à une maladie professionnelle ne peut raisonnablement être soutenue ". Pourtant, une contre-expertise réalisée dans un centre de consultation de pathologies professionnelles atteste bien du lien entre son syndrome dépressif réactionnel et une organisation du travail délétère.

" On se retrouve face à des médecins d'une "plasticité idéologique" proche des employeurs, dans l'incapacité d'intégrer la dimension sociale et les conséquences de l'organisation du travail ", souligne Dominique Huez, responsable de l'association Santé et médecine du travail. " Les administrations et les entreprises publiques ont tendance à médicaliser les situations de personnes en dehors de la norme pour s'en débarrasser, ajoute-t-il. La seule fonction des commissions de réforme est de construire des obstacles médicaux pour que l'individu fragilisé ne puisse contester l'avis des directions. " Avec, parfois, des pratiques qui posent question d'un point de vue déontologique. Ici, ce sont les employeurs qui commandent les expertises et se font remettre les rapports, au mépris du secret médical. Là, le secrétariat de la commission est assuré par des personnels de la DRH, avec accès aux dossiers médicaux. Ailleurs, des médecins agréés se commettent d'office pour des expertises...

Pour Brigitte Font Le Bret, médecin psychiatre à Grenoble, le fonctionnement des commissions de réforme n'est plus adapté aux questions à traiter : " A l'origine, l'administration avait fait appel à des médecins agréés, en général des praticiens libéraux, pour vérifier que les personnes recrutées dans la fonction publique ne présentaient aucun signe de diabète, de tuberculose, d'épilepsie ou de troubles psychiatriques. Aujourd'hui, les commissions traitent des dossiers de plus en plus construits et délicats. Et elles bottent en touche dès que cela relève de l'organisation du travail. " En donnant le droit aux employeurs de reconnaître eux-mêmes les accidents de service, sans passer par les commissions, le décret du 17 novembre 2008 a certes permis de désengorger ces instances, mais celles-ci se retrouvent de ce fait à traiter les dossiers les plus litigieux et complexes.

Et quand ce n'est plus l'imputabilité au service qui est en cause, la situation n'est pas meilleure. Ainsi, à Paris, pour les personnels universitaires du campus de Jussieu victimes de l'amiante, c'est le processus d'évaluation et d'indemnisation de leur incapacité au travail qui laisse à désirer. Le Comité anti-amiante de Jussieu déplore une " grande méconnaissance " du cadre réglementaire et des barèmes par les commissions. " Quand on ne rencontre pas de mauvaise volonté, on a l'impression d'un grand amateurisme et d'un bricolage général, remarque Michel Parigot, président du Comité anti-amiante. De plus, on n'est pas dans l'application des textes, mais face à un adversaire, l'employeur, qui instruit les dossiers. "

Et les médecins de prévention ?

La nécessité de faire appel à des médecins agréés libéraux, certes volontaires mais très éloignés des pratiques de la fonction publique, est aussi remise en question. Les exemples abondent où les agents convoqués - ou leurs représentants - dénoncent le traitement à la chaîne des dossiers, voire le comportement désinvolte des médecins agréés, pressés d'en finir. Dans certains départements, comme le Morbihan, ces derniers ont refusé de siéger en raison notamment de la faible rémunération de leurs vacations. L'absence de formation spécifique des médecins agréés est pointée par certains syndicats" Il faut des gens compétents en matière de santé et de souffrance au travail, sensibilisés aux risques psychosociaux ", insiste ainsi Lydia Saouli.

Selon Maïté Druelle, de la CFDT Fonctions publiques, " il serait nécessaire de revaloriser le rôle des médecins de prévention. Malgré l'obligation légale, ils ne sont pas toujours saisis des situations personnelles ni informés des réunions ". Ces médecins, équivalents dans la fonction publique des médecins du travail, ne siègent pas dans les commissions de réforme mais peuvent leur envoyer des avis et rapports, malheureusement souvent ignorés. A la CGT, Philippe Vorkaufer insiste lui aussi sur la place à accorder aux médecins de prévention : " Les employeurs publics sont toujours dans l'ignorance de la culture et de l'évaluation des risques liés au travail alors qu'on assiste à une augmentation des accidents et maladies professionnels. "

Même s'il porte davantage sur les questions de prévention que sur les processus de réparation, l'accord signé le 20 novembre 2009 entre le ministre de la Fonction publique et les syndicats sur la santé et la sécurité au travail prévoit bien " une amélioration de la formation des médecins agréés, des représentants des personnels ", ainsi qu'une réduction des délais d'instruction dans les commissions de réforme. Dans un rapport consacré aux conditions de reclassement des fonctionnaires reconnus inaptes à leur fonction pour des raisons de santé, l'Igas et l'Inspection générale de l'administration préconisent de renforcer le rôle des médecins de prévention : " L'autorité médicale la mieux informée de l'évolution de la santé de l'agent comme de la configuration et des contraintes de son poste de travail. Son rôle doit être valorisé comme acteur central du processus de reclassement. " Autant de mesures et de recommandations qui appellent une révision du fonctionnement des commissions de réforme. Reste à savoir si le prochain gouvernement souhaitera l'engager.