Constamment ballottés entre des périodes de chômage et des petits boulots précaires sans lendemain, certains jeunes des quartiers populaires s'engagent dans l'économie de la débrouille, notamment dans des activités illicites, comme la revente de cannabis. Ces jeunes sont relativement peu nombreux. On estime qu'ils représenteraient entre 3 % et 8 % des habitants de moins de 25 ans des quartiers populaires. Mais ils ont, en revanche, une forte visibilité sociale. Quel sens cet engagement revêt-il pour eux ? Viennent-ils chercher seulement de l'argent " facile " ? Enfin, quel impact ce genre d'activité peut-il avoir sur leur santé, en particulier mentale ?
Escalier social de secours
Il est certain que les jeunes entrent dans ce type de réseau pour récupérer de l'argent. Mais la plupart d'entre eux ne sont que des petits revendeurs, payés à la course, percevant les miettes financières du trafic. Ils gagneraient entre 30 et 40 euros par jour. Leur activité s'inscrit alors dans une logique de simple survie, parfois sur un mode intérimaire. Quelques-uns peuvent sortir de la survie, vivre à peu près normalement. C'est le cas lorsque l'argent du réseau vient compléter un salaire obtenu dans le cadre de l'économie licite, permettant de boucler les fins de mois difficiles.
On peut y voir une façon de monter par l'escalier de secours lorsque l'ascenseur social demeure en panne, de résister à la paupérisation, à la précarisation économique. Une stratégie de résistance plutôt conformiste cependant, car elle s'appuie sur certaines valeurs dominantes : argent roi, consumérisme, compétition et concurrence exacerbées, individu " entrepreneur de sa vie ", emprise sur l'autre... Ces jeunes tentent d'échapper à une condition jugée d'autant plus inacceptable qu'elle les confronte sans cesse à des phénomènes de rejet, alors même qu'ils ont fortement intériorisé les normes et valeurs de l'idéologie dominante.
Cependant, si des jeunes persévèrent dans cette activité, ce n'est pas seulement pour de l'argent. C'est aussi parce qu'ils y trouvent un modèle alternatif de socialisation, qui leur permet de se reconstruire une place psychosociale, en intégrant un groupe protecteur et en obtenant la reconnaissance et la considération de pairs mais aussi de clients qui appartiennent à toutes les classes sociales. Certains peuvent ainsi transformer en fierté les sentiments d'échec, de honte et, parfois, d'humiliation éprouvés dans leur parcours de vie, notamment scolaire. Fierté de tenir un poste, de pouvoir " grader ", de commercer avec des clients qui sont souvent " en place ". Fierté, enfin, de ne pas " balancer " les autres, qu'ils soient leurs pairs ou leurs patrons, en cas d'interpellation ou d'arrestation. On peut voir là une manière de prendre une revanche sur ceux qui ont réussi à l'école.
Quand débrouille rime avec embrouille
L'engagement dans cette activité est néanmoins fortement anxiogène. En raison bien sûr de son caractère illégal, puisqu'elle expose les jeunes au risque d'être découverts, poursuivis, incarcérés. Mais aussi en raison de la violence des rapports au sein des réseaux. Une violence liée aux phénomènes de concurrence et au contrôle des territoires, mais aussi au maintien de l'ordre, de la tranquillité requise par le trafic. Les gros dealers imposent leur autorité aux plus jeunes en les intimidant, en leur interdisant notamment de commettre des petits délits susceptibles d'attirer l'attention sur le réseau.
Débrouille rime aussi souvent avec embrouille, lorsqu'il y a tromperie sur la qualité de la marchandise, lorsqu'un contrat est rompu ou ses termes non respectés par une partie...
Enfin, l'engagement dans cette activité peut réveiller beaucoup de culpabilité, lorsque le sentiment de nuire à l'autre taraude souterrainement, voire fait effraction dans la conscience et empêche de dormir. Il y a aussi le sentiment d'être enfermé dans le réseau, de ne pas pouvoir en sortir, moins peut-être en raison de la peur des insultes, voire des coups, que par refus de trahir les siens en cessant de " charbonner ", parce qu'on se sent redevable, parce qu'on a contracté une dette plus symbolique que financière vis-à-vis des gros dealers, que certains jeunes considèrent comme des protecteurs bienfaisants.
L'engagement dans ce type d'activité est parfois susceptible de produire un effet tremplin. Parce qu'ils ont réussi à accumuler suffisamment d'argent et de relations avec des clients " en place ", certains jeunes peuvent se retirer du réseau à temps, avant de prendre trop de risques, de collectionner les convocations chez le juge. A ce moment-là, ils prennent de nouveau contact avec des éducateurs, afin de s'informer sur les possibilités d'emploi. Ils se légalisent, quelquefois en investissant dans une activité licite, notamment commerciale, et en transférant leur savoir-faire dans celle-ci. Le temps passé dans le réseau leur a permis de se dégourdir, d'apprendre ce qui leur est nécessaire pour affronter le monde professionnel. Ces retraits, réinvestissements et transferts ne sont pas bien sûr toujours totaux. Des activités peuvent rester encore illégales mais deviennent, dans ce cas, plutôt périphériques.
Les plus vulnérables en danger
Pour d'autres jeunes, en revanche, l'histoire commence bien mais finit mal. Ceux-là sont souvent en situation d'exclusion familiale et ont investi le réseau sur le mode du dernier refuge. Ils n'y figurent pas en bonne place et ne peuvent guère s'appuyer sur d'autres ressources. Parce que vulnérables, ils ne sont pas en mesure de refuser d'être positionnés sur les " plans " à hauts risques. Ils retrouvent vite alors ce à quoi ils voulaient échapper en rentrant dans le réseau : la galère et ses soucis, ses angoisses. Une galère plus noire, plus dure encore. De convocation en convocation chez le juge, d'incarcération en incarcération, ils ne cessent alors de glisser sur une pente qui peut conduire au grand banditisme.
Bien sûr, il ne s'agit là que de deux pôles. La plupart des jeunes ne s'inscrivent ni dans l'une ni dans l'autre de ces trajectoires et sortent du réseau à la fin de l'adolescence, parfois parce que l'envie de se mettre en couple et de fonder une famille l'emporte.
Il est ainsi nécessaire que les professionnels qui vont au-devant de ces jeunes, sur leur territoire, sur leurs lieux de deal, se départissent de toute représentation manichéenne et moralisatrice, de même que de toute explication commode et simplificatrice. Seule une appréhension fine de ce que représente pour ces jeunes l'engagement dans ces réseaux peut garantir la construction d'une relation d'aide concrète et la proposition d'alternatives crédibles. Seule une telle appréhension peut permettre de combattre efficacement et durablement l'attractivité et l'emprise que ces réseaux exercent sur eux. Ainsi, l'intervention des professionnels de proximité auprès de ces jeunes ne peut se centrer uniquement sur le terrain éducatif. Elle doit aussi intégrer les questions de prévention et de réduction des risques, notamment dans le champ de la santé mentale.