Dans une industrie à risque, les experts tentent de prévenir les situations dangereuses dès la conception des installations ou par des automatismes et des procédures : c'est ce que l'on appelle la "sécurité réglée". Mais il peut toujours survenir des situations qui n'ont pas été prévues. Ce jour-là, la sécurité sera assurée - ou, selon le point de vue, la catastrophe sera évitée - grâce à la compétence des femmes et des hommes présents sur place, qui prendront les bonnes décisions en temps réel. C'est ce que l'on appelle la "sécurité gérée".
Ces deux visages de la sécurité industrielle sont complémentaires et tous deux indispensables. On ne peut pas faire reposer la sécurité seulement sur l'expérience des opérateurs. Lorsque surviennent des incidents qui ne se sont jamais produits, heureusement que des experts ont anticipé d'éventuelles difficultés et mis en place différentes barrières. Réciproquement, on ne peut pas faire reposer la sécurité seulement sur des règles et des procédures : de nombreux accidents ont eu lieu parce que des procédures avaient été respectées dans des situations où il aurait fallu les mettre en doute. Il faut toujours des compétences en temps réel pour savoir si la procédure est pertinente et, si elle ne l'est pas, comment mettre l'installation en sécurité. Une véritable culture de sécurité débute par cette conscience que personne n'a, seul, l'ensemble des connaissances nécessaires pour assurer la sécurité.
Machines bureaucratiques
Malheureusement, les connaissances des experts et l'expérience des opérateurs se confrontent trop peu dans la plupart des organisations. Très majoritairement, les systèmes de management de la sécurité actuels sont de lourdes machines bureaucratiques, qui donnent la primauté aux experts, aux formalismes sur le papier et aux audits de ces formalismes. Cette exigence de formalisation a eu des effets positifs, en obligeant le management à s'engager sur les questions de sécurité et en favorisant une réflexion précoce. Mais elle semble atteindre ses limites, la "sécurité papier" ne suffisant pas à garantir la réalisation sûre des opérations.
L'approche en termes de facteurs humains et organisationnels de la sécurité industrielle met l'accent sur la nécessité d'articuler ces deux formes de connaissance et d'expérience : les règles les mieux appliquées sont les règles les plus applicables parce qu'elles ont été conçues par les opérateurs eux-mêmes et vérifiées par des experts et qu'elles sont constamment alimentées par le retour d'expérience.
Par voie de conséquence, on ne peut pas se contenter d'exiger un "comportement sûr" de la part des opérateurs, car leur comportement dépend des situations dans lesquelles on les place. Par exemple, on ne peut pas à la fois exiger de la part des intervenants une analyse approfondie des risques et diminuer constamment le temps alloué à leur intervention. La question n'est pas de "changer les comportements", mais de fournir les conditions nécessaires à des comportements sûrs.
De même, les premiers déterminants de la sécurité sont la qualité de la conception des situations de travail et des ressources disponibles (effectifs, logistique, organisation, outils, formations). Il est donc indispensable que les travailleurs et leurs représentants, en particulier au CHSCT, soient associés à la conception des situations de travail, notamment pour prendre en compte les conditions réelles d'intervention. En phase de conception, il est possible de faire des simulations techniques et organisationnelles, de façon participative, pour détecter le plus en amont les difficultés probables.
Les dimensions organisationnelles jouent un rôle essentiel dans le niveau de sécurité industrielle. Le principal enjeu est l'articulation et la mise en débat, à chaque niveau, entre ce qui descend - la politique de la direction de l'entreprise - et ce qui remonte - la réalité du terrain. Les organisations bavardes et sourdes, persuadées que la réalité est sous contrôle grâce aux experts du siège, qui survalorisent les messages descendants et découragent les remontées d'informations et les alertes de terrain, sont des organisations dangereuses. Celles qui veulent progresser en matière de sécurité doivent afficher à la fois détermination et humilité : le prochain accident n'a jamais été aussi près. Elles doivent articuler l'engagement de la direction et la mobilisation des connaissances de tous.
Etre toujours en situation d'arbitrer
Concernant l'articulation entre "ce qui descend" et "ce qui remonte", les managers de terrain jouent un rôle essentiel. A condition d'en avoir les moyens. Cela passe par leur compétence technique et leur présence régulière sur le terrain, pas seulement pour contrôler mais aussi pour écouter, observer, apprendre. Cela suppose une capacité de favoriser et d'animer le retour d'expérience du terrain, à propos des incidents mais aussi de toute intervention où l'on a rencontré des difficultés inattendues et coûteuses pour les opérateurs. Cela nécessite qu'ils soient toujours en situation d'arbitrer en faveur de la sécurité lorsque surgissent des contradictions entre le maintien de celle-ci et la productivité. Cela passe aussi par l'écoute qu'ils reçoivent de leur hiérarchie lorsqu'ils signalent des difficultés ou réclament des moyens complémentaires pour assurer la sécurité.
Finalement, les facteurs humains et organisationnels de la sécurité industrielle ne sont pas un outil de plus entre les mains du service sécurité. C'est une manière d'aborder l'ensemble des grands enjeux de l'entreprise, en prenant en compte le rôle positif de l'humain dans la sécurité et les conditions qui le favorisent. Cela concerne les services techniques et la conception des installations, la documentation et la gestion des procédures, la politique industrielle de sous-traitance, les critères d'achat de biens ou de services, les ressources humaines et les politiques de gestion des âges, des compétences, des carrières, la formation, mais aussi le style managérial et la qualité du dialogue social. La cohérence des discours et des décisions prises dans ces différents domaines peut contribuer au développement d'une véritable culture de sécurité intégrée. Au contraire, il suffit de quelques signes négatifs, de quelques situations où les décisions managériales font passer la production avant la sécurité pour que les efforts de plusieurs années soient mis à mal.
Ces derniers temps, la conscience de la contribution essentielle du travail et de l'intelligence des salariés pour assurer la production a beaucoup plus progressé dans les industries à risque que dans d'autres secteurs. En effet, lorsqu'on l'ignore, la sanction est immédiate, les accidents graves se multiplient. L'approche en termes de facteurs humains et organisationnels de la sécurité industrielle se diffuse ainsi peu à peu. L'ampleur et le rythme de sa véritable prise en compte dépendent, entre autres, de l'engagement des représentants du personnel pour soutenir ou exiger la reconnaissance du travail de tous comme condition de la sécurité.