Face au risque industriel, les politiques de prévention mises en oeuvre dans les entreprises ciblent en priorité les conséquences environnementales, économiques ou financières d'un éventuel accident. Elles cherchent à éviter des catastrophes. Or, dans ce registre, la place accordée aux risques professionnels auxquels sont exposés les salariés demeure souvent limitée. Ce qui pose problème à plus d'un titre.
En effet, dans les industries à risque comme ailleurs, les risques professionnels sont en grande partie déterminés par les modes d'organisation du travail. Et ces derniers jouent aussi un rôle important dans la survenue des accidents ou événements de sûreté. En effet, de nombreux incidents ou accidents industriels ayant eu lieu ces dernières années ont trouvé leur origine dans ce que l'on appelle plus généralement les "facteurs sociaux, organisationnels et humains". Dans son rapport sur la sûreté des centrales nucléaires concernant l'année 2009, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) notait que ces facteurs étaient à l'origine de 85 % des événements significatifs de sûreté nucléaire.
Risques croisés
Une organisation du travail qui renforce la charge de travail et les contraintes temporelles pesant sur les salariés, ou qui déstabilise les collectifs de travail, aura un impact tant sur les risques professionnels que sur les risques technologiques. L'intensification du travail et sa densification, dans des organisations qui ne permettent plus la coopération, accroissent le risque d'accident du travail et influent sur la qualité des opérations, la circulation de l'information, la vigilance et l'attitude interrogative comme la démarche rigoureuse et prudente que doivent adopter les salariés et leur encadrement. A savoir des éléments essentiels d'une culture de sécurité industrielle.
En 2012, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a dénombré durant les "arrêts de tranche" des centrales nucléaires près de 3 000 situations d'infraction au Code du travail, concernant essentiellement des dépassements des horaires légaux. Ce constat montre que lors de ces périodes, l'organisation du travail repose de fait sur le non-respect des horaires, seul moyen d'atteindre les objectifs de durée des arrêts de tranche. Or l'ASN relève dans le même temps que "plusieurs recherches ont montré qu'une baisse de la vigilance, une augmentation de la fatigue et une diminution des capacités dues à une durée du travail excessive pourraient porter atteinte à la sûreté des installations". Le lien entre organisation du travail, risques professionnels et risques technologiques doit donc être pris en compte.
C'est d'autant plus important que de nombreux éléments concourent à rendre invisibles les risques professionnels. Ainsi, les choix organisationnels mis en oeuvre par les entreprises sont en général tributaires d'impératifs économiques. Ces impératifs conduisent souvent à minimiser, voire nier, les risques professionnels. Face à un risque cancérogène, une direction d'entreprise peut être tentée de prétendre que ce risque est nul en dessous des valeurs limites réglementaires d'exposition. C'est faux, mais cela peut éviter de prendre des mesures financièrement très contraignantes. En revanche, cela conduit à une baisse du niveau de vigilance et de prudence de la part de l'entreprise comme des salariés. Donc à altérer leurs capacités de réaction face à un risque, y compris technologique.
Les dangers de la sous-traitance
Au regard de tous ces constats, le développement de la sous-traitance dans les industries à risque pose question. Soumis aux contraintes économiques du donneur d'ordre, les entreprises sous-traitantes et leurs salariés subissent l'essentiel des conséquences et des pressions qui en découlent, notamment en termes d'intensification du travail et de flexibilité. Cela a bien sûr des conséquences en matière de risques professionnels. Mais pas seulement. Le risque principal du recours à la sous-traitance est la perte de maîtrise du donneur d'ordre sur l'ensemble du process. La sous-traitance accroît l'invisibilité du travail réel, dilue les responsabilités. L'instabilité des relations contractuelles inhérente au renouvellement des marchés conduit à une perte de compétences, à une perte de "mémoire" concernant le fonctionnement des installations et nuit à la transmission des savoir-faire de sécurité. Le management, et en particulier le responsable de l'installation, perd le contact avec le travail effectué sur le terrain, ce qui peut le conduire à avoir une vision édulcorée des situations, voire opposée au réel.
Dans l'usine pétrochimique AZF de Toulouse qui a explosé en 2001, le plan de prévention était incomplet du fait que le donneur d'ordre ne connaissait plus les conditions réelles d'intervention des divers sous-traitants sur les lieux de stockage. D'où, en retour, une méconnaissance des risques de la part de l'opérateur extérieur qui a fait le mélange de produits à l'origine de la catastrophe. AZF est ainsi un accident du travail dû à un défaut de prévention lié au recours à la sous-traitance, avec une catastrophe industrielle comme conséquence. Dans de nombreuses industries, les sous-traitants sont heureusement compétents. Ce sont même eux qui possèdent désormais l'essentiel des savoir-faire. Mais il ne suffit pas d'avoir les compétences nécessaires, il faut aussi être placé dans des conditions sociales, organisationnelles et humaines qui permettent de les mettre en oeuvre correctement.
Les conditions sociales renvoient au salaire, aux garanties sociales, au statut de l'emploi et à la qualité du dialogue social. Autant d'éléments qui concourent à l'engagement des salariés dans leur travail. Pour tout un chacun, cet engagement est fragilisé ou s'effondre quand il ne reçoit pas en retour une rétribution matérielle et symbolique satisfaisante. Un salarié intérimaire ou sous-traitant qui s'interroge sur son devenir, ses fins de mois ou qui ne sait pas s'il aura du travail le mois prochain n'aura pas la même motivation, le même engagement, la même attitude interrogative en matière de sûreté qu'un salarié en CDI, correctement rémunéré, bénéficiant d'un bon statut social. L'absence de dialogue social entre le donneur d'ordre - qui crée les contraintes - et les sous-traitants - qui les subissent - et les conflits de métier résultant de ce décalage peuvent aussi conduire à la construction de cultures divergentes en matière de sécurité.
La souffrance au travail, un signal d'alerte
Enfin, les contextes organisationnels dégradés sont propices à l'apparition de souffrances psychiques, notamment quand ils renforcent l'isolement professionnel des salariés et des équipes, font obstacle au partage de l'expérience, entraînent un sentiment de perte de maîtrise de l'outil de travail. Les salariés souffrent alors à la fois de ne pas pouvoir faire un travail de qualité et de ne pas être reconnus ni entendus sur les constats ou les propositions d'amélioration qu'ils font, notamment en matière de sécurité. Vouloir bien faire son travail, ou refuser de le faire mal, prioriser la sûreté donc la précaution, c'est souvent s'exposer à des reproches : ne pas aller assez vite, être "pinailleur", remettre en cause les décisions... Il y a dès lors un danger pour la sûreté. Pour se protéger, les salariés sont tentés d'adopter une posture de "retrait", c'est-à-dire de silence sur les contraintes qu'ils affrontent, les aléas qu'ils doivent gérer.
Les manifestations cliniques de souffrance au travail constituent ainsi un signal d'alerte efficace, le symptôme d'une dégradation des conditions de sûreté. Ainsi, à la centrale nucléaire de Chinon, 3 suicides et 41 accidents du travail concernant des stress posttraumatiques ont été répertoriés sur une année, alors qu'un audit international avait conclu à de bonnes conditions de sûreté nucléaire dans le même temps. Mais quelques mois plus tard, l'ASN plaçait la centrale sous "surveillance renforcée" du fait d'une dégradation considérable de ses résultats de sûreté. Or ni l'ASN ni les directions ne se sont interrogées sur le lien potentiel entre ces deux facteurs. L'hypothèse à retenir ne serait-elle pas que les "bons" résultats constatés par l'audit n'étaient obtenus que grâce à une dégradation de la santé, signe précurseur d'une dégradation de la sûreté ? Une prévention globale ne devrait-elle pas alors articuler celle des risques professionnels avec celle des risques technologiques, en interrogeant l'organisation du travail et les dimensions sociales de l'activité ?