Quel peut être l'apport de l'ergonomie face au lean ? Cette question a été au coeur des débats de l'édition 2011 des Journées de Bordeaux sur la pratique de l'ergonomie. Qu'ils soient intégrés aux entreprises, consultants ou intervenants extérieurs notamment auprès de comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), les ergonomes sont aujourd'hui confrontés au déploiement du lean dans de nombreuses entreprises. Avec un impact sur leurs pratiques, puisque le lean prétend intégrer une dimension d'amélioration des conditions de travail.
Des expertises obtenues de haute lutte
Joëlle
Maraschin
Loin de toucher uniquement le secteur industriel, le lean est également déployé dans des entreprises prestataires de services informatiques. Les élus du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) d'Outsourcing Services, filiale du groupe Capgemini, se sont ainsi démenés pendant près d'un an pour obtenir une expertise. A la tête de ce combat, René Fischer, délégué syndical CGT, raconte comment les organisations syndicales et les élus ont pu arracher cette expertise en arguant des risques psychosociaux associés à la nouvelle organisation. " Nous avons eu la chance de convaincre le médecin et l'inspecteur du travail. Ce dernier a même dressé un procès-verbal pour dénoncer l'absence de consultation du CHSCT ", précise-t-il.
Travail morcelé
A la suite de nombreux courriers à la direction et d'une déclaration en comité d'entreprise, un front commun des organisations syndicales et des élus s'est constitué et la direction a finalement accepté le principe d'une expertise. Confirmant les craintes des représentants des salariés, le rapport des experts, rendu au début de l'automne 2011, a souligné l'importance des risques psychosociaux : travail morcelé sans possibilité d'échanges entre les salariés, hiérarchie noyée dans des activités de reporting, ambiance désastreuse générée par des stand-up meetings... Des réunions quotidiennes dénoncées par René Fischer, qui les assimile à une recherche des " maillons faibles " au sein des équipes de travail. " Consciente des enjeux, la direction a décidé d'abandonner les démarches lean et d'étoffer les équipes de travail. C'est une immense victoire pour les salariés de l'entreprise ", se réjouit le militant syndical.
Le groupe a cependant assigné en justice le CHSCT d'une autre de ses filiales, Capgemini Technology Services, pour le débouter de sa demande d'expertise. Dans un jugement en référé en date du 6 janvier dernier, le tribunal de grande instance de Nanterre a considéré que le CHSCT était en droit de recourir à une expertise dans le cadre d'un projet de lean management. La méthode lean peut induire " des transformations importantes des postes de travail découlant de l'organisation du travail, des modifications des cadences et normes de productivité, voire des aménagements modifiant les conditions de santé et sécurité ou les conditions de travail ", est-il stipulé dans le jugement. Une première et un véritable camouflet pour Capgemini, dont la filiale Capgemini Consulting, comble de l'ironie, a été choisie par le ministère de la Justice pour introduire les démarches de lean management au sein des tribunaux...
Certains cabinets-conseils spécialisés dans les stratégies lean n'hésitent d'ailleurs pas à vendre leurs prestations aux entreprises en vantant une approche ergonomique. Il s'agit certes souvent d'une ergonomie dite " biomécanique ", une démarche plutôt anglo-saxonne attachée au respect de normes, telles la luminosité ou la hauteur des tables. Les ergonomes dits " de langue française ", école majoritaire dans l'Hexagone, défendent une approche plus globale, centrée sur l'analyse du travail réel, une ergonomie de l'activité plutôt que de la tâche. Et certains d'entre eux dénoncent dans le lean une instrumentalisation de l'ergonomie au profit de la seule augmentation de la productivité. Les discours des ergonomes face au lean diffèrent donc en fonction tant de leur école que de leur positionnement au sein des entreprises.
" Obligés de composer "
Ainsi, pour les ergonomes intégrés aux entreprises, la réponse est plutôt d'accompagner, autant que faire se peut, le déploiement du lean. Ils n'ont d'ailleurs guère le choix quand leur direction décide d'appliquer cette méthode. " Nous sommes obligés de composer avec, même si c'est parfois complexe. Mais les objectifs du lean et de l'ergonomie peuvent être conciliés, notamment lorsqu'il s'agit de réduire la pénibilité ou encore de permettre aux opérateurs de s'exprimer sur leur travail ", considère Alexandre Morais, responsable du service ergonomie de PSA-Peugeot-Citroën. Près d'une cinquantaine de professionnels de l'ergonomie ont été recrutés par le constructeur automobile. Certains d'entre eux sont devenus des formateurs lean, intégrés aux groupes projets chargés de redéfinir les organisations de la production et du travail. " Notre objectif est de sensibiliser les concepteurs des projets lean à l'intérêt de la marge de manoeuvre pour les opérateurs ", explique Alexandre Morais.
Mais dans certaines entreprises ayant opté pour le lean, les ergonomes internes sont parfois trop peu nombreux pour accompagner l'ensemble des chantiers. " Nous sommes seulement deux ergonomes pour 30 chantiers lean en cours. Notre entreprise compte une cinquantaine de chefs de projet lean, occupés à temps plein par la mise en place du lean manufacturing confie sous couvert d'anonymat une ergonome d'une grande entreprise industrielle. Appelés sur un site pour réaménager des postes de travail suite aux douleurs observées chez les opérateurs, les deux ergonomes ont pu constater les revers du lean. Cette organisation de la production implique une organisation linéaire, parfaite, alors que toute situation de travail porte une grande part de variabilité : pièces manquantes en l'absence de stocks, pannes des outils techniques... " Face à ces aléas de la production, les opérateurs sont contraints d'accélérer leur rythme de travail, de réduire les temps de pause. Nous avons observé des exigences posturales très fortes ", souligne l'ergonome. Avec son collègue, elle a décidé de sensibiliser aux enjeux de santé les agents d'étude en charge de l'amélioration des postes de travail.
Fabrice Bourgeois, du cabinet ergonomique Omnia, juge également qu'il est illusoire de faire barrage au lean alors que ses outils sont implantés dans de plus en plus d'entreprises. Le cabinet Omnia intervient aussi bien comme expert auprès des CHSCT qu'à la demande des directions pour former les responsables des projets lean à l'approche ergonomique. " Nous rappelons que, pour l'ergonomie, la ressource essentielle d'une amélioration continue est la possibilité pour l'opérateur d'agir en pouvant s'écarter du standard, toujours insuffisant à un moment donné ", indique-t-il. Refusant de partir en croisade contre le lean, ces ergonomes souhaitent apporter leurs savoirs en amont des projets pour éviter les applications stéréotypées d'une doctrine rigide.
" Mais bien souvent, les ergonomes n'interviennent qu'en phase finale des projets. On leur demande d'aménager des postes pour lesquels les flux, les cadences ont déjà été définis ", fait remarquer Philippe Rouzaud, ergonome au sein du cabinet d'expertise Secafi et auteur d'un ouvrage sur le lean (voir " A lire "). Bernard Michez, de la société de conseil en ergonomie Ergotec, confirme intervenir essentiellement à la demande des entreprises une fois que celles-ci ont constaté les effets délétères du lean, notamment une explosion des troubles musculo-squelettiques (TMS). " C'est difficile de dire aux entreprises qu'il faudrait revoir toute l'organisation du travail, alors qu'elles ont beaucoup investi dans le lean, y compris financièrement auprès des cabinets de consultants, note-t-il. Nous ne pouvons que proposer des rustines, des solutions palliatives forcément moins bonnes que si nous avions été intégrés en amont de la démarche. " Comme nombre de ses collègues ergonomes de langue française, il rappelle que le lean est d'autant plus difficile à critiquer qu'il met en avant la participation des salariés aux décisions organisationnelles, sans que ceux-ci ne puissent en appréhender les conséquences pour leur santé.
Quand le lean avance masqué
Présentés avec un vernis ergonomique et un discours séduisant sur l'amélioration des conditions de travail, les projets lean font pourtant l'impasse sur les critères de santé au travail. " Seuls sont retenus des critères de sécurité ", regrette Emmanuelle Florence, du cabinet 7 ergonomie. " En rigidifiant les marges de manoeuvre, les prétendues améliorations techniques des postes viennent en fait desservir la prévention des risques professionnels ", ajoute-t-elle. Quant aux CHSCT, ils sont souvent tenus à l'écart. " L'argument classique des directions est de dire que le lean ne va pas bouleverser les conditions de travail ", relève Philippe Rouzaud. Le mot lean, qui a de plus en plus mauvaise presse auprès des acteurs de la prévention, est parfois remplacé par des termes moins connotés. En quelque sorte, le lean avance masqué.
" En tant qu'experts, notre mission est de donner aux CHSCT des pistes pour suivre les enjeux de santé liés à la mise en place de ces organisations ", poursuit Emmanuelle Florence. Les ergonomes qui interviennent au titre d'experts CHSCT estiment que ceux-ci devraient être consultés et informés le plus en amont possible de la mise en oeuvre du lean. Mais les représentants des salariés doivent bien souvent se battre pendant des mois pour obtenir une expertise CHSCT (voir article page 37). " Et quand cette expertise est acceptée, les ergonomes ont toujours beaucoup de mal à se faire entendre des directions ", déclare Philippe Rouzaud. Parfois, en toute bonne foi, les directions pensent que la suppression des tâches ou des déplacements inutiles devrait logiquement améliorer les conditions de travail. " Elles n'imaginent pas, par exemple, que ces déplacements ou les temps de pause sont utiles à l'activité de travail parce qu'ils permettent aussi aux salariés de souffler et d'échanger entre eux ", observe-t-il.
Les ergonomes des services interentreprises de santé au travail (SST) sont aussi confrontés au lean. En Vendée, deux ergonomes, avec le statut d'intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), ont mené leur propre enquête afin de dresser un état des lieux du déploiement du lean dans les entreprises de leur département. " Nous avons été surpris de constater que ces outils sont aujourd'hui utilisés dans des entreprises de 20 ou 30 salariés ", commente Sébastien Guebels, ergonome dans le SST de Challans. Soucieux d'alerter les médecins du travail quant aux risques professionnels des organisations lean, ils ont proposé des séances d'information. Leur objectif : amener les praticiens confrontés à une épidémie de TMS à faire le lien entre ces pathologies et la mise en oeuvre du lean. La caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) les a invités à présenter leur travail et leur analyse. L'occasion, pour ces tenants de l'ergonomie, de défendre leur discipline et sa capacité à mettre en débat les organisations qui ignorent l'activité de travail réelle.