De plus en plus d'entreprises sont attirées par le lean. Ce modèle de l'efficacité focalise les moyens de production - de biens ou de services -, le management et les outils de gestion sur le juste nécessaire, au bon moment. En s'attaquant à des " sources de gaspillage " dans le processus productif - attentes, stocks intermédiaires, mouvements inutiles... -, le lean agit à la manière d'une cure d'amaigrissement, avec la promesse d'une rentabilité et d'une compétitivité accrues. Il revendique aussi une prise de distance par rapport aux mauvaises conditions de travail, assimilées au modèle fordiste (voir " Repères "), en promouvant la participation de l'opérateur à l'amélioration continue de l'organisation et du poste de travail. Ses partisans y voient la possibilité d'une union sacrée entre productivité et amélioration des conditions de travail.
Cependant, des salariés, avec l'appui d'organisations syndicales ou de comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), dénoncent la mystification que représente cette promesse. Le lean est devenu l'objet de critiques et d'un débat social. Ses détracteurs l'associent à une intensification du travail, ainsi qu'à une aggravation des troubles musculo-squelettiques (TMS) et psychosociaux.
Repères
Le fordisme, développé par Henry Ford dans ses usines automobiles, est une application à un niveau très poussé de la division scientifique du travail prônée par Taylor (taylorisme) - séparation entre conception et réalisation du travail, parcellisation des tâches, travail à la chaîne -, accompagnée d'une augmentation des salaires en lien avec la productivité. Propagé dans tous les pays et encore très présent, le fordisme a été décrié pour les conditions de travail aliénantes qu'il génère, notamment via le travail à la chaîne.
En définitive, quelle critique peut-on lui faire ? Quelle est sa part de responsabilité dans l'aggravation du contenu du travail et les effets nocifs sur la santé dénoncés par certains ?
Le modèle japonais
Le lean vient de l'expérience de reconstruction des entreprises japonaises après la guerre. L'occupant américain a proposé à cette occasion une méthode, le Training Within Industry (TWI)
, qui consistait, dans l'urgence, à renoncer à imposer des règles de travail et à les élaborer sur le terrain, grâce à une coopération entre le tuteur et le formé. Toyota a poursuivi dans cette voie en déclarant, notamment, accorder une importance aux difficultés que rencontraient les opérateurs. Taiichi Ohno, un de ses ingénieurs, considérait que ce niveau de connaissance était utile pour savoir comment modifier rapidement les processus de production. Il associa la performance de l'entreprise à sa souplesse de reconfiguration en " juste-à-temps ".
D'abord développé pour concurrencer les constructeurs américains, le Toyota Production System (TPS) a progressivement essaimé dans les entreprises américaines puis européennes. En France, le juste-à-temps a fait ses premiers pas à la fin des années 1980, via des méthodes comme le 5S (optimisation du rangement des postes de travail), le kaizen (amélioration productive du poste de travail avec la participation des opérateurs) ou le SMED (réduction du temps de réglage des outils entre deux séries de fabrication). Mais le lean, en tant que nouveau système de gestion déployé dans sa globalité, n'a commencé à prendre une place considérable que ces dernières années.
Revue de détail des outils et concepts du lean
Xavier
Roart
ergonome
Kaizen, kanban SMED, andon, poka-yoke... Ce mélange de termes japonais et d'acronyme anglo-saxon, c'est la liste non exhaustive
des outils utilisés dans les entreprises et permettant la mise en oeuvre des deux concepts fondateurs du lean : le juste-à-temps et l'autonomation. A l'aide de ces concepts, l'entreprise cherche à être au plus près de la demande du client et à éliminer tout gaspillage.
Le juste-à-temps vise à produire ce dont on a besoin, lorsqu'on en a besoin. Les stocks sont des " gaspillages " au sens du lean. Pour les réduire, il faut éviter toute surproduction. Un système de fiches cartonnées, nommées " kanban ", indique quoi produire, en quelle quantité et quand. Lorsqu'un client commande un produit, un kanban informe le poste en amont, qui informe le poste en amont, et ainsi de suite jusqu'au fournisseur. On dit alors que le flux est " tiré " par le client, contrairement à une production de masse " poussée " avec de grands stocks.
Afin de fluidifier la production, on identifie les tâches chronophages, tel un changement d'outil de fraisage. L'approche dite " SMED " optimise cette tâche afin d'atteindre une performance digne d'un changement de pneu de formule 1.
Pour adapter la production aux variations de la demande, les lignes de production sont courbées en forme de U, les postes étant disposés à l'intérieur de la courbe. S'il y a peu de commandes, un seul opérateur passe d'un poste à l'autre. Au final, il peut se retrouver à son point de départ et recommencer un cycle. Si la demande augmente, il suffit d'assigner un opérateur par poste pour réduire les déplacements et les pertes de temps, deux autres " gaspillages ".
Zéro défaut
Pour qu'un opérateur supervise plusieurs machines, il faut que celles-ci soient adaptées. Elles sont dotées de " détrompeurs ", ou poka-yoke, afin d'éviter les mauvaises manipulations. Les machines signalent automatiquement les problèmes de qualité. Aucune pièce défectueuse ne doit atteindre l'étape suivante. L'opérateur signale en direct le défaut aux contremaîtres par un panneau nommé " andon ". Pour que cet aléa ne se reproduise plus, un groupe de travail est créé avec l'opérateur, que les initiés appellent " kaizen ". C'est cette intelligence relative des machines associée à une démarche systématique d'analyse des causes des problèmes qui constitue le second principe du lean : l'autonomation.
Au-delà de ces quelques exemples, les entreprises adaptent souvent ces outils, les rebaptisant par de nouveaux acronymes maison... et laissant à chacun la charge de décoder ce jargon.
Celui-ci est souvent comparé par ses promoteurs à un temple romain. L'amélioration continue et l'élimination de la non-productivité en constituent le socle. Les colonnes correspondent aux moyens : production en juste-à-temps, qualité intégrée et standardisation des tâches. Ces colonnes supportent le toit, représenté par les résultats : qualité du produit, réduction des coûts et des délais. Cette métaphore de l'édifice sacré confère au lean une dimension quasi philosophique, avec des exigences strictes quant à sa mise en oeuvre. Si un de ses principes est oublié ou faiblement managé, alors il est considéré que l'édifice est ébranlé ou risque de s'écrouler. Il ne faut donc rien lâcher. Le contrôle de la démarche prend une grande place. Toyota représente le modèle parfait à copier sinon à égaler, tant il est dit et lu, dans l'abondante offre de conseil et dans la littérature de gestion, que son temple ne présente aucune fissure.
Standardisation à géométrie variable
Concernant la standardisation des modes opératoires, le lean se veut en rupture avec le modèle fordiste, qu'il juge bureaucratique et rigide. Il réhabilite la standardisation du travail, en lui donnant un nouveau sens à travers le processus d'amélioration continue, qui associe les opérateurs et où tout un chacun serait gagnant. Contrairement au fordisme, il s'oppose à ce que le prescripteur reste assis derrière son bureau sans prendre le soin d'aller sur le terrain. Il en ressort un " nouveau " travail standardisé, caractérisé par : un temps pour exécuter une tâche adapté au rythme de la demande du client ; un ordre d'exécution des tâches ou de séquences de tâches ; un stock de matériel que l'opérateur est autorisé à avoir sous la main
. La souplesse attendue du lean peut être illustrée de cette façon : pour une production de 500, la ligne fonctionnera avec trois opérateurs à telle cadence ; pour une production de 1 000, cinq ou six opérateurs seront présents, avec une organisation différente et une cadence plus élevée. Il y a autant de processus standards de travail que de configurations commande/effectifs possibles. A priori non figés car susceptibles d'être améliorés, ces processus de standardisation du travail ou standards constituent, pour le modèle Toyota, la démonstration d'une collaboration vertueuse entre employés et direction, un moyen de responsabilisation et une stimulation pour les opérateurs.
En revanche, les intentions plutôt prometteuses que le lean affiche en matière de conditions de travail ne se vérifient pas sur le terrain. Si on en croit les résultats d'une enquête menée en 2006 qui a cherché à identifier les contraintes pesant sur les salariés de l'Union européenne selon le type d'organisation du travail, le lean n'apporte pas de réelles améliorations comparativement aux organisations tayloriennes (voir page 32). Les salariés qui y sont confrontés déclarent même être plus exposés à certaines nuisances et à l'intensification du travail. Plusieurs expertises CHSCT récentes font état d'un accroissement de la charge de travail et de la pénibilité. Et les ergonomes consultants constatent très souvent la concomitance entre les effets aggravés sur la santé pour lesquels ils sont sollicités, TMS et troubles psychosociaux, et la mise en oeuvre du juste-à-temps
Ce rendez-vous raté et ces effets nocifs sur la santé sont liés à la réduction des marges de manoeuvre des salariés que les applications les plus courantes du lean génèrent assez systématiquement. Le paradoxe est là. Le lean, où tout est pensé pour pouvoir faire face à la diversité et à l'imprévisibilité des commandes, engendre un appauvrissement des possibilités d'agir des opérateurs, pourtant indispensables à la souplesse recherchée. Certes, il prévoit de donner une place à la parole des opérateurs pour rendre compte de leurs difficultés, mais deux critiques peuvent lui être faites.
La première est que cette concertation est parfois factice et dès lors vécue par les salariés comme une façon de les distraire ou de mieux faire passer une augmentation des astreintes. La tension sociale naît fréquemment là. Soit, dans le pire des cas, pour se protéger d'une perversion de la promesse, comme pour cette opératrice qui déclare ne plus arriver à suivre ce qu'elle a elle-même cautionné ou pour cette autre qui s'est vu reprocher dans l'entretien individuel son refus de participer. Soit, dans le meilleur des cas, pour constater un écart persistant entre ce que l'opérateur dit et ce qui en est compris par la hiérarchie.
Une vision tronquée du travail
Cette incompréhension a à voir avec la seconde critique, quasi structurelle. La convocation de la parole des opérateurs, édictée par le lean, repose sur un modèle de l'humain au travail et une compréhension de l'activité des opérateurs qui sont erronés. En effet, pour le lean, la parole est autorisée à ne rendre compte que des difficultés. C'est déjà pas mal, nous est-il affirmé. Mais c'est pourtant insuffisant et, surtout, en complet décalage avec ce que veut dire " travailler ". C'est oublier, ou nier, ou ne pas savoir, que travailler, c'est faire face à ce que l'organisation n'a pas prévu, c'est prendre en charge la mise en défaut du standard, réalité presque quotidienne. Il n'est pas possible de travailler en se contentant de constater les difficultés, sans y remédier. Ce serait alors laisser place à une multitude d'interruptions du flux productif, laisser faire, se mettre en retrait, renoncer à intervenir.
L'ergonomie l'a montré depuis longtemps : les opérateurs contournent le standard dès qu'il est mis en défaut par un événement non prévu et définissent d'autres règles. Prenons l'exemple de cette entreprise appliquant le lean depuis dix ans. Depuis plusieurs années, ses équipes de production sont dans une transgression quasi permanente des standards. Une d'elles a ainsi pris l'habitude de constituer un encours de six pièces au milieu de la ligne de fabrication, alors que le maximum autorisé est de trois. En effet, du fait d'un défaut de maintenance sur une machine, l'équipe sait que le temps de résolution du problème équivaut au déstockage de six pièces. Cette transgression du doublement du stock permet d'éviter la rupture de flux. Juste avant la pause, l'équipe réduit le stock à zéro pour éviter les remontrances de l'encadrement. Tout le monde connaît ce dépassement, mais celui-ci n'a aucune légitimité. Les objectifs de production sont atteints parce que, pendant plus d'un tiers du temps de travail, les modes opératoires mis en oeuvre par l'équipe sont différents du standard. Mais pour l'encadrement, l'absence de retard de production signifie que le standard est juste. Ainsi, les opérateurs, l'encadrement, les ingénieurs, la direction cohabitent dans le mythe du standard juste et dans une réalité qui le transgresse.
Salariés sous contrainte
L'origine des tensions et conflits se trouve là, dans cette impossibilité pour les opérateurs de rendre visibles et légitimes les autres standards opératoires qu'ils expérimentent. En rendre compte, c'est livrer une faute ; ne pas en rendre compte, c'est glorifier ce qui les contraint. La prise d'initiative de ces opérateurs fait pourtant la démonstration que l'amélioration continue s'effectue par des régulations immédiates, réalisées dans l'instant et non plus tard, après que les difficultés sont " racontées ". La prise en compte de ce pouvoir d'agir des opérateurs permettrait de reconfigurer le standard, au moment juste nécessaire, dans la situation singulière qui s'impose. Elle permettrait d'éviter des sources de gaspillage et, parallèlement, de favoriser une " responsabilisation et stimulation des opérateurs ".
Mais tel n'est pas ce que le lean envisage. Pas plus que ne l'envisageaient le taylorisme et le fordisme. Et c'est là la critique fondamentale qu'on peut lui faire. Le lean continue de neutraliser ou de limiter la capacité d'initiative, le libre arbitre, la créativité, l'innovation des opérateurs, alors que, justement, ce sont des ressources pour les exigences de souplesse, de réactivité qu'il prône. Les conditions du rapprochement entre ces ressources et ces exigences sont, pour l'heure, absentes de sa doctrine. Dans ce contexte, il va de soi que ce sont les opérateurs qui supportent seuls les inadaptations et incohérences des moyens de travail techniques et organisationnels issus de la mise en oeuvre du lean. Les effets nocifs sur la santé et l'intensification du travail dénoncés par les salariés s'expliquent, pour une bonne part, par cette vision réductrice que le lean porte sur l'engagement réel des opérateurs dans l'activité de travail.
Finalement, le lean n'opère pas une transformation décisive du taylorisme. Alors, que faire de lui ? En premier lieu, ramener à la raison ceux qui sont emportés par la séduction du discours. Ramener aussi à la raison ceux qui pensent pouvoir en faire abstraction. En effet, le lean rend plus compliquée toute action de transformation des conditions de travail. Il faut contester, bousculer un dispositif global qui prétend posséder une vertu intrinsèque et spontanée d'amélioration. C'est parole contre parole entre partenaires sociaux et, donc, souvent conflit. Il est néanmoins patent que le lean, comme le taylorisme, élude la question du contenu du travail. C'est peut-être ce qu'il faut retenir comme clé de compréhension... et d'action.