Un médecin du travail est-il en mesure d'attester des risques collectifs pour la santé des salariés d'une entreprise sans passer pour autant par une approche quantitative ? La réponse est bien entendu positive. Il dispose pour ce faire d'un atout précieux : la possibilité de recueillir la parole des salariés sur leur travail et de les examiner, dans le cadre des visites médicales. Il n'est ainsi pas nécessaire, pour convaincre les acteurs de l'entreprise d'agir, de s'en remettre systématiquement à des enquêtes et questionnaires. Le travail clinique réalisé lors des visites médicales peut suffire, à condition de savoir le mettre en valeur, comme en témoignent les exemples qui suivent.
Problèmes d'organisation méritant discussion
Dans ce petit centre d'appels, les inaptitudes médicales définitives se multiplient, à tel point que le chef d'entreprise s'en plaint. Les difficultés repérées lors des entretiens cliniques par le médecin du travail sont très diverses et surviennent plus ou moins vite après l'embauche. Au bout de six mois, parfois avant, les opératrices se plaignent de ce travail où elles n'apprennent plus rien, où essayer de répondre intelligemment est sanctionné, où elles ont le sentiment d'être transformées en " boîtes vocales ". Toutes ces difficultés sont considérées comme inhérentes au métier. Ces salariées pointent surtout les entretiens avec la superviseuse, où leurs nombreuses " erreurs " leur sont notifiées, avec une sanction inévitable : l'absence de prime.
La participation de l'entreprise à une enquête départementale sur les centres d'appels n'apporte pas d'éléments de compréhension nouveaux, même si elle confirme un niveau élevé de détresse psychologique dans ce type d'activité. En revanche, le travail clinique réalisé par le médecin du travail lors des visites lui permet de repérer d'autres éléments, qu'il transmet par le biais de la fiche d'entreprise. En particulier une typologie des clients du centre d'appels, ouvrant sur des problèmes d'organisation spécifiques méritant discussion.
Il apparaît ainsi que certaines des entreprises ayant signé un contrat avec le centre d'appels souhaitent garantir un accueil téléphonique permanent et de qualité, qu'elles ne peuvent assurer par leurs propres moyens. Dans leur cas, les appelants sont rarement désagréables immédiatement. Mais le fait de ne pas pouvoir dire à ces derniers qu'ils sont pris en charge par un centre d'appels provoque des situations où il devient impossible de respecter les scripts. C'est le cas notamment pour les cabinets de médecine générale. Les expériences professionnelles antérieures des opératrices ont pu leur apporter des compétences mobilisables sur certains dossiers, mais qu'elles ne peuvent utiliser car bien renseigner n'entraînera pas de nouvel appel, donc signifie moins de trafic pour le centre. Bien faire son travail et utiliser son intelligence peut alors mener à une sanction. Il y a là un risque important pour la santé mentale.
D'autres clients ont au contraire fait le choix de transférer leurs appels parce qu'ils ne souhaitent pas gérer les demandes de leur propre clientèle. Dans ce cas, les appelants sont très vite odieux, voire insultants, et l'opératrice ne peut même pas raccrocher sous peine de sanction. Un risque que l'organisation du travail devrait prendre en compte, en tolérant des " soupapes ", à commencer par l'arrêt des sanctions pour les opératrices qui raccrochent quand elles sont insultées. Dans ces situations, la hiérarchie intermédiaire devrait apporter aide et soutien et le système d'écoute interne ne devrait pas se résumer à un " flicage d'erreurs ". D'ailleurs, ce qui est traité comme une " erreur ", et donc sanctionné, devrait être considéré comme le témoin d'une difficulté particulière du travail, ou du dossier concerné, et faire l'objet d'une réflexion collective pour prévenir les atteintes à la santé.
Enfin, le nombre d'appels à prendre et à traiter génère une saturation psychique pour toutes les opératrices, avec des risques d'erreurs, car il est impossible de rester totalement concentré sur une journée de travail. Travailler sans marge de manoeuvre, avec une forte sollicitation psychique et sans soutien fait courir des risques pour la santé mentale des salariés, comme l'attestent de nombreuses études épidémiologiques.
Suite à la prise en compte d'une partie au moins de ces observations, transmises dans la fiche d'entreprise, une modification de l'évaluation des erreurs est mise en place et le nombre d'inaptitudes diminue progressivement. Ces inaptitudes pour atteinte à la santé liée au travail, qui posaient problème au chef d'entreprise, ont finalement permis d'attirer son attention sur des risques liés à l'organisation du travail, avec un début de prise en charge.
6 à 7 minutes par patient
Autre exemple, autre contexte, dans des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Alors que l'entrée de patients de plus en plus dépendants dans ces structures alourdit la charge de travail, les moyens en personnels y restent faibles. Une enquête épidémiologique menée en Rhône-Alpes, portant sur plus de 100 maisons de retraite et 3 000 salariés, confirme la présence d'équipements de manutention corrects, mais signale aussi des moyens en effectifs jugés insuffisants par 78 % des salariés et des troubles ostéoarticulaires gênants pour plus de 60 % des personnels. Le travail est estimé pénible par 43 % des salariés et plus de 35 % présentent des signes de détresse psychologique. Cependant, ces données, intéressantes, ne permettent pas d'agir localement, dans un établissement. Comment faire ?
Dans un premier service, de long séjour, le médecin du travail constate qu'il y a en moyenne une aide-soignante pour 10 patients. A peine les toilettes finies, le personnel doit enchaîner sur le repas de midi. La situation peut dès lors devenir critique lorsque, sur 20 patients, 15 ou 16 doivent être alimentés à la cuillère, alors qu'il n'y a que 2 agents. Le calcul est simple : les salariées disposent de 6 à 7 minutes par patient. Le médecin du travail attire l'attention en comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur cette situation à risque, tant pour les salariées que pour les patients. Il est impératif de prévoir du personnel en renfort. Dans un autre service, les aides-soignantes les plus anciennes, qui se plaignent de troubles ostéoarticulaires, s'obstinent à utiliser, pour certains patients, des protections que les plus jeunes jugent peu commodes. Une tension s'installe dans les équipes. Là encore, le travail clinique permet la compréhension de ce choix, pourtant coûteux en termes de manutention : ce type de protection préserve plus longtemps la continence, donc la dignité et le bien-être des patients.
Comme on le voit, le travail clinique réalisé par le médecin lors des visites, enrichi si besoin d'observations sur le terrain, lui permet d'approcher les problèmes d'organisation et leurs conséquences en termes de santé. Et d'en rendre compte de manière collective, via la fiche d'entreprise ou en CHSCT, sans avoir à passer par des données quantitatives.