Comment endiguer le « travail pressé » ? La question, lancée lors du congrès de l’Unsa Fonction publique qui s’est tenu en mai dernier, a suscité moult réactions dans les rangs des militants syndicaux. Un problème « qui nous concerne tous et qui est inquiétant », a témoigné un des participants, déplorant que même la formation des salariés soit aujourd’hui considérée comme du « temps perdu ». Mais les représentants du personnel semblent démunis pour attaquer le sujet. Seul Jorge Ricardo, délégué syndical à la Caisse des dépôts, a rapporté lors de cette journée de congrès une modeste avancée. Depuis quelques années, l’établissement public prévoit une période de tutorat de six mois pour les nouveaux arrivants (voir cet autre article du dossier). Un « vrai plus » pour l’intégration, qui « permet officiellement de dégager du temps » pour la transmission des savoirs, décrit le syndicaliste. Cette nouvelle mission donne droit à une prime de 600 euros pour l’ensemble des agents volontaires qui lui font une place dans leur emploi du temps. Mais une partie de leur charge de travail habituelle se reporte momentanément sur les collègues. Difficile d’éviter cet écueil, à moins de prévoir une période de tuilage entre le nouveau et son prédécesseur. Sauf que cette pratique est aujourd’hui exclue pour des raisons budgétaires. « Le temps est dénié par les instances de direction », déplore Jorge Ricardo.
Des notions complexes
« On fait comme si on pouvait dilater le temps, sans que cela ait d’impact sur les conditions de travail », remarque Annick Fayard, secrétaire nationale de l’Unsa Fonction publique. D’où l’urgence de desserrer les contraintes temporelles pour espérer (re)trouver des marges de manœuvre. Faute d’obligation en matière de négociation sur la qualité de vie au travail, la question demeure peu abordée dans le secteur public. Mais dans le privé, ce n'est guère différent, malgré les différents leviers prévus par le Code du travail. « L'intensification du travail n'est pas un objet de dialogue social en tant que tel », constate Charles Parmentier, secrétaire confédéral à la CFDT, en charge des transformations du travail. « L'intensité apparaît en creux dans de nombreux dossiers… à travers ses conséquences : situations de tension, sentiment de ne plus arriver à tout faire, etc. Mais les experts ne sont jamais interpellés directement sur ce thème ; c’est nous qui le mettons sur la table », rapporte Eloïse Galioot, ergonome au cabinet Alternatives ergonomiques.
La pression temporelle, si elle est ressentie par beaucoup, demeure un concept difficile à transformer en objet de négociation. « Dans de nombreux métiers tertiaires, il est rare que la charge de travail soit évaluée sur la base d'un temps défini pour réaliser une tâche. Elle est estimée par des ratios, par exemple le nombre de clients pour un commercial, et non par un nombre d’heures. Parce qu’elle touche à la productivité et à l’autonomie dans le travail, cette quantification peut être compliquée à aborder », analyse Vincent Jacquemond, directeur associé du cabinet d'expertise Secafi. Consultant et formateur au cabinet Syndex, Thomas Bauduret souligne également cette complexité : « Les élus du personnel parlent souvent de surcharge, ce qui peut renvoyer à un surcroît de travail mais aussi à une intensité liée à d’autres causes, comme le fait d’être souvent interrompu, de devoir être très concentré sur une tâche, d'avoir des objectifs flous ou de remplacer sans préparation un collègue absent. » En conséquence, les stratégies syndicales pour faire reculer les contraintes temporelles se montrent restreintes.
Parler délais
La plus courante consiste à demander des renforts, mais elle comporte des limites, selon Annick Fayard : « Il peut être nécessaire de recruter, mais avant, il convient de remettre à plat les processus de travail. Augmenter les effectifs n’aura pas d’impact durable si les embauches viennent nourrir des missions de contrôle ou de reporting. » Mieux vaut essayer de mettre en discussion les délais. C’est par exemple la voie choisie par la direction d’un aéroport qui, au départ, cherchait à réduire le risque de troubles musculosquelettiques dans son service logistique. Une intervention ergonomique a mis en lumière des difficultés, notamment dues à des requêtes urgentes venant de l’interne pour la livraison de fournitures : « Nous avons proposé de réfléchir, avec les équipes, aux critères d’acceptabilité de ces demandes, relate Eloïse Galioot. Il ne s’agit pas de rigidifier le processus avec un délai minimum de prévenance, mais au moins de poser un cadre et de définir des moyens pour répondre aux sollicitations. »
Pour certains experts, le développement du dialogue professionnel constituerait un bon angle d’attaque pour tenter de faire reculer l’intensification, en recentrant les débats sur la qualité du travail. Cependant, cette approche demeure rare. « C’est un sujet en chantier », reconnaît Charles Parmentier. Car cela suppose d’être en prise avec les réalités du terrain. « Il faut sensibiliser les élus du personnel afin qu’ils sachent faire des observations, poser des questions, et s’appuyer sur le contenu du travail pour formuler des revendications », estime Eloïse Galioot. Or une telle démarche exige… du temps, dont les élus disposent encore moins depuis les ordonnances de 2017, pour aller au contact des salariés, mener des enquêtes.
A défaut, les accords sur le télétravail peuvent être une autre porte d’entrée. D’autre part, Thomas Bauduret rappelle que l’employeur a l’obligation de veiller à la santé et à la sécurité de ses salariés : « Lors d’une consultation sur une réorganisation, les élus ont donc un rôle très important à jouer pour vérifier que l’employeur a évalué les répercussions de son projet sur la charge de travail. » En revanche, les négociations sur la qualité de vie au travail ouvrent encore pour le moment trop peu de pistes : « Ces accords portent souvent sur le confort au travail, et non sur sa réalisation. Aujourd’hui, ils sont beaucoup trop dévoyés », regrette Eloïse Galioot.