Après les périodes de confinement liées à la pandémie de Covid, nombre de salariés ont remis en question la place que le travail prend dans leur vie. A tel point qu’en France, dans certains secteurs (santé, bâtiment, restauration…), les tensions sur le marché de l’emploi ont atteint leur plus haut niveau depuis 2011. Pour tenter d’y remédier, les entreprises, mais aussi le secteur public, misent sur une nouvelle organisation du travail : la semaine de quatre jours, qui permettrait d’avoir des employés plus heureux, moins stressés et… produisant tout autant. « De la fin du XIXe siècle jusqu'au milieu du XXe, réduire le temps de travail visait à protéger la santé des travailleurs, indique Béatrice Barthe, maîtresse de conférences en ergonomie à l’université Toulouse-Jean Jaurès. Avec les lois Aubry sur les 35 heures, l'objectif était de diminuer le chômage. Vingt-cinq ans et une crise sanitaire plus tard, force est de constater que l’on cherche aujourd’hui à attirer, recruter et fidéliser les salariés. »
Pallier ses difficultés d’embauche, c’est bien l’objectif de la menuiserie Senave, comptant douze personnes, à Roncq (Nord). Depuis octobre 2022, les « poseurs », âgés de 20 à 47 ans, ne vont sur les chantiers que quatre jours par semaine ; mais le temps de travail journalier a été augmenté, pour compenser. Invité à une table ronde organisée par l’Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) Hauts-de-France, le gérant, Morgan Tognarini, raconte les avantages qu'y voient les salariés : un jour non travaillé de plus, moins de frais en déplacement maison-boulot et en garde d’enfants… Pourtant, lorsqu’il a mis sa proposition sur la table à l’automne dernier, la moitié des menuisiers étaient réticents. Sans surprise, c’étaient les plus âgés. Par crainte d’une pénibilité accrue ? Mais Morgan Tognarini, qui a été lui-même « poseur », l’assure : « C’est moins fatigant de faire un peu plus de temps dans la journée, parce qu’on est lancé dans une tâche, que de devoir se lever un matin supplémentaire pour aller travailler. » L’avenir dira si c’est tenable sur le long terme...
Des ballons d’essai en Europe
De quoi parle-t-on réellement avec la semaine de quatre jours ? Expérimenté actuellement dans une vingtaine de services publics et d’entreprises en France, mais aussi en Espagne, en Grande-Bretagne ou en Belgique, le concept n’est pas décliné partout de la même manière. En Espagne, c’est une semaine de 32 heures, à salaire constant, qui est testée aujourd’hui dans plus de 200 PME. A contrario, le modèle pratiqué en Belgique n’est pas une mesure de réduction du temps de travail : depuis le 21 novembre 2022, la loi donne la possibilité aux salariés qui en font la demande d’effectuer leur temps plein sur quatre jours, pour une période test de six mois, renouvelable. Visant particulièrement les parents séparés qui ont leurs enfants une semaine sur deux, la réforme prévoit un calcul du temps de travail lissé sur deux semaines.
En Grande-Bretagne, entre juin et décembre 2022, une soixantaine d’entreprises de différents secteurs (services, télécommunication, construction…) ont fait un essai, sur la base d’une règle : une « réduction significative du temps de travail », pouvant être annualisée, et un maintien du salaire. Selon les chercheurs de l’université de Cambridge qui ont réalisé le suivi, celle-ci a eu des effets visibles sur le bien-être des 2 900 travailleurs impliqués dans l’expérimentation : 39 % se disent moins stressés et 71 % affirment que leur épuisement professionnel a baissé. Mais 62 % d’entre eux déclarent que le rythme de travail a augmenté. En outre, les collectifs ont été quelque peu affectés, avec les moments d’échanges informels qui se sont perdus. En tout cas, 56 des entreprises participantes ont décidé de garder cette organisation.
Une intensification du travail rampante
« Peu importe les conditions dans lesquelles elle est appliquée, la semaine de quatre jours peut être un véritable piège, prévient François-Xavier Devetter, professeur de sciences économiques à l’université de Lille. L’intensification du travail peut prendre deux formes : soit celle du même volant d’heures à effectuer sur un nombre de jours plus réduits, ou bien celle avec moins d’heures imposées mais exactement la même charge de travail… Je ne vois pas de situation dans laquelle cette organisation serait souhaitable, sauf à considérer qu’il y a des espaces de temps de travail vides que l’on arrive à effacer sans dégrader les rythmes. » Béatrice Barthe partage ce point de vue : « Une semaine de quatre jours qui s’accompagne d’une réduction du temps de travail à 32 heures au lieu de 35, par exemple, est aussi susceptible d’intensifier le travail. Cela dépend des objectifs assignés dans le temps imparti. » Et François-Xavier Devetter d’alerter sur un risque d’inégalité : cadres et ouvriers ne subiront pas les mêmes effets. « L'intensification peut passer quelque peu inaperçue pour les professions intellectuelles, mais les travailleurs du bâtiment aux tâches physiques et répétitives vont inéluctablement la ressentir plus durement. »
D’ailleurs, sur le terrain, des problèmes sont déjà constatés. Depuis un an, la société de conseil Accenture propose à ses 10 000 salariés de passer à la semaine de quatre jours, sans réduction de la charge de travail, deux à trois fois par an. Ils sont près de 500 à avoir sauté le pas. Délégué syndical central adjoint CFDT, Jérôme Chemin dresse un bilan mitigé du dispositif : « Les gens veulent tellement bénéficier de ce jour off que le reste de la semaine, ils sautent presque toutes leurs pauses. Résultat : ils sont épuisés pendant leur jour de repos. Certains préfèrent revenir en arrière, et travailler sur cinq jours. »
Les syndicats commencent à réagir : dans un argumentaire pour ses militants intitulé « La semaine de quatre jours : pour la CFDT Cadres, prudence ! », l’organisation syndicale insiste sur la réduction du temps de travail qui doit l’accompagner, et plaide pour l’ouverture d’une négociation spécifique sur le sujet. De son côté, la CGT soutient le passage aux 32 heures sur quatre journées de labeur. Mais « il existe une telle variabilité de situations de travail, de métiers, de personnes concernées qu'il ne peut y avoir de règle toute faite, estime Béatrice Barthe qui a notamment étudié l’organisation du temps en 2 x 12 heures à l’hôpital, soit une semaine de 36 heures sur trois journées. Être coupé d'un travail exigeant émotionnellement un jour ou deux par semaine peut aussi permettre de gérer des situations difficiles. C’est un moyen de se protéger. »
Quand l’amplitude horaire s’avère un frein
En effet, les choses ne sont pas simples, comme peut en témoigner l’Urssaf Picardie, qui emploie 284 personnes, dont 73 % de femmes. Sans baisse du nombre d’heures travaillées, la direction a proposé sept formules d’organisation du temps de travail aux salariés (hormis les cadres) depuis le 1er mars. La plus plébiscitée ? La semaine de 39 heures sur cinq jours, avec vingt RTT : elle a été choisie par 121 d’entre eux. Celle proposant la semaine de quatre jours à 36 heures n’a séduit que… trois personnes, alors que dans un questionnaire préalable, près d’une quarantaine s’étaient déclarées personnellement prêtes à faire l’essai. « Avec les problèmes de pouvoir d’achat liés à l’inflation, nous pensions que les 12 % de salariés à temps partiel seraient intéressés, puisque le dispositif leur permet d’augmenter leur salaire tout en gardant le jour non travaillé dédié à la garde des enfants, détaille Anne-Sophie Rousseau, directrice adjointe de cet Urssaf. En réalité, la journée de neuf heures est incompatible avec les contraintes parentales. » Cette nouvelle amplitude horaire nécessite un temps de garde d’enfants supplémentaire dont les frais grignotent la hausse de rémunération. Une autre campagne d’expérimentation sera toutefois lancée le 1er septembre prochain, tenant compte des retours, et qui pourrait être ouverte aux cadres.
Voilà qui illustre pourquoi le passage à la semaine de quatre jours ne peut se faire « sans une démarche participative », qui associe les personnes concernées par ce changement, comme le plaide Béatrice Barthe. Dans cette effervescence qui agite le monde professionnel, François-Xavier Devetter perçoit toute de même une avancée : la possibilité de remettre au cœur des débats l’accent sur la « semaine de travail », et de ne plus uniquement considérer le temps de travail sur l’année. « La vie des travailleurs se fait sur un rythme hebdomadaire et quotidien, c’est comme cela que l’on gère nos différentes activités, mais aussi notre fatigue. Rappeler que notre temps de travail doit être régulier sur la semaine et la journée permet de souligner à quel point la question des rythmes est déterminante », conclut-il.