Alors que l’on dénombre environ 500 surdités déclarées en maladies professionnelles chaque année, force est de constater que le bruit au travail demeure un risque important. Car ce chiffre des surdités professionnelles est largement sous-estimé selon plusieurs études, leur nombre réel étant 50 fois plus élevé (voir cet article). Et la dernière enquête Sumer
, celle de 2017, indique que près de 3,2 millions de salariés sont encore soumis à des sons supérieurs à 85 dB(A), pouvant entraîner des atteintes auditives.
On pourrait s’étonner que les nuisances sonores restent aussi répandues dans le monde professionnel. En effet, ces deux dernières décennies, la législation a été renforcée. Une directive européenne de 2003, transposée en 2006, a baissé les valeurs limites d’exposition au bruit, qui sont passées de 85/90 dB(A) à 80/85 dB(A) pendant huit heures. La directive « machines » de 2006 contraint les fabricants à respecter des règles techniques dans la conception des équipements de travail (article R. 4312-1 du Code du travail), dont l’affichage des niveaux sonores générés par leur matériel.
Avancées techniques
Dans le même temps, l’ingénierie de prévention, déjà disponible depuis longtemps, a encore progressé. De nouveaux matériaux acoustiques sont ainsi disponibles sur le marché. Lavables et supportant des traitements désinfectants, ils peuvent être installés pour compenser le défaut des surfaces en inox et carrelage, qui réverbèrent le bruit et qui sont courantes dans les entreprises agroalimentaires pour des raisons d’hygiène. De son côté, le secteur du BTP dispose désormais de béton autolissant et de procédés de « banchage », qui réduisent le recours aux outils assourdissants. L’organisation du travail sur les chantiers s’est aussi transformée pour limiter la coactivité entre travaux bruyants, nécessitant l’usage d’outils, et ceux qui le sont moins, comme la peinture. Les connaissances scientifiques permettent aujourd’hui de limiter aussi bien le bruit émis (par la machine) que le bruit réfléchi (par les murs). Ces avancées sont toutefois moins tangibles pour les bruits impulsionnels, brefs et forts, qui sont plus difficiles à prévenir, malgré l’évolution des techniques, comme la mise au point de silencieux d’échappement pneumatique.
Des équipements plus confortables
D’autre part, les équipements de protection individuelle ont connu des avancées substantielles, notamment avec l’extension des bouchons moulés personnalisés. Ceux-ci sont mieux acceptés par les opérateurs et leur port s’est démocratisé, y compris en dehors du secteur traditionnellement utilisateur de l’industrie, par exemple chez les musiciens. Des protecteurs plus confortables, qui intègrent de l’électronique, filtrent les bruits nocifs tout en permettant la communication entre les salariés, réduisant en cela le risque d’isolement ou d’accidents.
Comment expliquer alors la persistance des nuisances sonores au travail ? Plusieurs pistes peuvent être avancées. Le bruit est un « vieux » risque, « non mortel », que l’on a tendance à oublier au regard des pathologies qui ont émergé ces dernières années, comme les troubles musculosquelettiques (TMS) ou les cancers professionnels. Et le tableau 42 de maladie professionnelle permettant la reconnaissance des surdités liées au travail date de 1963.
Cette indifférence fait que le bruit est aujourd’hui la quatrième cause d’atteintes professionnelles. D’autre part, le système de réparation n’incite pas toujours les entreprises à mettre en oeuvre des plans d’action sur cette problématique, d’autant plus que les mesures de protection collective représentent parfois un coût financier important. En effet, la moitié des surdités professionnelles déclarées ne sont pas affectées à un secteur d’activité précis mais à un compte commun de la branche risques professionnels de l’Assurance maladie. La perte d’audition étant différée dans le temps par rapport au moment de l’exposition, il est difficile d’en faire porter la responsabilité à une entreprise en particulier, quand le salarié a changé plusieurs fois de travail au cours de sa carrière. De ce fait, la réparation des surdités ne se traduit pas par des impacts financiers bien visibles pour les employeurs, ce qui ne favorise pas une culture de la prévention du bruit, notamment dans les PME.
Or la surdité a des conséquences importantes sur la qualité de vie des salariés concernés, pouvant les conduire à une forme d’isolement social. Et certaines recherches médicales établissent maintenant un lien entre perte d’audition et déclin cognitif, comme celui observé dans la maladie d’Alzheimer. En outre, la maladie professionnelle représente un coût pour la collectivité. Sa prise en charge s’élève en moyenne à 100 000 euros pour la Sécurité sociale ; ce chiffre comprend des indemnités journalières, quand un congé maladie est nécessaire, le suivi médical, l’appareillage. En regard, le coût des solutions d’insonorisation, comme l’encoffrement de machines, montre qu’un investissement peut être rentable dès qu’il prévient une surdité.
L’élément perturbateur des bureaux partagés
Au bruit lésionnel bien connu s’est ajouté depuis une vingtaine d’années un autre problème, avec la tertiarisation de l’économie : les nuisances sonores dans les open spaces. Près de la moitié des personnes travaillant dans ces espaces ouverts s’en plaignent, même si les niveaux qui y sont mesurés n’excèdent généralement pas 55 dB(A), loin du seuil d’alerte de la réglementation. C’est toutefois un élément perturbateur important : l’intrusion non contrôlable, dans la sphère d’un salarié effectuant une tâche intellectuelle, d’un bruit souvent intelligible entraîne déconcentration et gêne pour l’accomplissement de l’activité. Que la personne compense par une mobilisation de ressources supplémentaires pouvant se traduire par du stress et une fatigue cognitive.
La question n’est pas mineure puisqu’environ un tiers des salariés (soit un peu moins de 10 millions de personnes) occuperaient des bureaux partagés. De nombreux secteurs et activités sont concernés : centres d’appels, banques, assurances, start-up, technocentres où sont conçus les produits, agences de publicité et de communication, cabinets de conseil, services de e-commerce, etc. Et aujourd’hui, les open spaces se reconfigurent, avec notamment le développement du flex-office, où les postes de travail ne sont pas attribués (chacun s’installe où il veut, où il peut). Celui-ci s’opère malheureusement souvent sans réflexion préalable sur la gêne liée au bruit. On observe une variante, plus facile à traiter au niveau sonore, avec les espaces d’activity based design, c’est-à-dire l’installation de zones spécifiques à des tâches.
Les entreprises s’avouent bien souvent démunies, quand il s’agit de rendre les open spaces plus silencieux. Une dimension qui est loin d’être suffisamment prise en compte lors de la conception des locaux, alors que les aménagements sont plus complexes à réaliser a posteriori. C’est pourquoi il faut aujourd’hui sensibiliser davantage les architectes, les aménageurs et les acteurs de prévention pour que le bruit soit traité en amont.
Une prévention « cousue main »
Néanmoins, des démarches de prévention existent pour améliorer l’existant et protéger les salariés. C’est un sujet sur lequel l’INRS s’est investi pour inscrire de nouvelles connaissances au sein de la normalisation (voir encadré). En l’espèce, l’approche est progressive et participative. Elle fait intervenir plusieurs compétences. D’une part, les acousticiens procèdent à une évaluation sonore des bureaux, avant de proposer des aménagements possibles : revêtement des sols ou des plafonds évitant la réverbération, pose de cloisonnettes, mobilier spécifique, etc. Ces derniers jouent une part importante dans la qualité acoustique d’un local. D’autre part, les ergonomes et/ou psychologues du travail vont s’appuyer sur l’analyse de l’activité et le ressenti des salariés (voir Repère) pour repenser l’organisation des tâches dans l’espace ouvert. C’est en fonction de cette réflexion, menée à trois niveaux – poste de travail personnel, îlot regroupant une équipe, totalité du bureau partagé – que les solutions techniques prendront toute leur pertinence.
On le voit, le bruit au travail n’est pas une fatalité. Des moyens existent pour que les salariés ne le subissent plus et se prémunissent de ses graves conséquences sur la santé. Depuis quelque temps, les enjeux environnementaux semblent peser davantage que la directive « machines » : sur certains chantiers du BTP ou des sites industriels, c’est la pression des riverains, luttant contre les nuisances sonores, qui a conduit à des aménagements pour rendre les activités plus silencieuses !
La prévention du bruit repose sur du « cousu main », avec des solutions économiquement viables, acceptées par les travailleurs et pérennes. Pour cela, elle ne peut s’appuyer uniquement sur des solutions standard ou la technologie. Il faut d’ailleurs se méfier des « recettes miracles », à l’instar des systèmes de masquage sonore qui, parce qu’ils réduisent l’intelligibilité des conversations dans certaines situations, se vantent de résoudre à eux seuls les problèmes de nuisances sonores dans les open spaces. Une évaluation a montré que ni la gêne globale, ni la charge mentale ne sont améliorées par l’ajout d’un bruit masquant. Ces dernières années, la prévention a évolué, délaissant l’approche en silo pour déployer des démarches plus globales, où l’analyse de l’activité et la réflexion sur l’organisation du travail ont trouvé leur place. C’est sur ce point qu’il convient de porter les efforts, en favorisant les ponts entre experts techniques et spécialistes des sciences sociales.
Une norme internationale dédiée aux open spaces
Patrick
Chevret
C’est seulement en 2021 qu’est sortie la première norme internationale dédiée à l’évaluation de la qualité sonore des bureaux ouverts, sous l’appellation ISO 22955. Elle est largement inspirée de la norme française NF S31-199, parue en 2016 et dont l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a été l’un des principaux architectes. Sa particularité est de s’intéresser aux effets dits « extra-auditifs » du bruit, c’est-à-dire au confort acoustique et à la prévention de la gêne sonore en lien avec l’activité exercée. S’adressant principalement aux acteurs de la conception, de la construction ou de l’aménagement des open spaces, le texte propose une série de recommandations et de critères à respecter. Il distingue par exemple plusieurs typologies de bureaux : le plateau téléphonique, les espaces où des salariés font un travail collaboratif et ceux où ils n’en font pas, les lieux accueillant du public, etc. Pour chacune, des enjeux sonores ont été définis en fonction des tâches exercées ; des valeurs cibles, pour des indicateurs acoustiques, ont été fixées afin de limiter la gêne produite par les conversations voisines. La norme ISO 22955 compile aussi les outils existants et les bonnes pratiques pour que le bureau partagé baisse d’un ton.