Que faire pour protéger les salariés des expositions aux nuisances sonores ? En premier lieu : informer. Car c’est un risque qui est « banalisé », selon Luigi Grisoni, conseiller prévention au sein du service d’expertise technique et organisationnelle de l’Asmis, un service de santé au travail de la Somme. « On entend souvent les gens nous dire : c’est comme ça, une usine, ça fait du bruit, précise-t-il. Ils ne connaissent pas les atteintes à la santé entraînées par les nuisances sonores, que ce soit sur les oreilles, le stress ou le sommeil. »
Second problème majeur selon les acteurs de terrain : l’absence quasi systématique de prévention collective, au profit des protections individuelles. « C’est assez décevant quand on sait que la réglementation sur le risque bruit date des années 1990 », avance Frédéric Maître, contrôleur sécurité au centre de mesures physiques de la caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France (Cramif). « Les équipements de protection individuelle (EPI) auditifs sont souvent mal portés, signale Anne-Claire Pierret, infirmière au sein du service de santé au travail ALSMT, à Nancy. Ils ne sont pas toujours confortables, peuvent provoquer une gêne, des irritations, etc. Or, si on ne les met pas bien, on ne se rend pas compte des avantages que ces protections procurent. » Un moment de formation pour les salariés est donc nécessaire ; les préventeurs s’y emploient dès qu’ils le peuvent.
Rémy Salzard, ergonome et référent métrologie à l’ALSMT, met en garde sur les effets des bouchons mal utilisés : « Si le temps de port passe de 8 à 7 heures 30, l’efficacité de la protection diminue de 100 % à 40 %. » Autre élément méconnu des salariés et des employeurs : les risques accrus de surdité quand on dépasse le seuil d’une exposition à 85 dB(A) pendant 8 heures, mentionné dans le Code du travail. « Si on atteint 95 dB(A), il ne faut pas excéder 15 minutes d’exposition, souligne Florian Simon, de la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) Centre Val-de-Loire. Et pour 110 dB(A), c’est 30 secondes ! » Et ce contrôleur de sécurité de poursuivre : « Evidemment, c’est plus facile de faire porter des bouchons d’oreille ou un casque antibruit que d’intervenir sur l’acoustique d’un local, surtout pour les bâtiments industriels. »
Coûts prohibitifs aux yeux des entreprises
Il est vrai que leurs surfaces très étendues exigent souvent des investissements conséquents, que peu d’employeurs sont prêts à débourser. Pourtant, les acteurs de prévention tentent de les convaincre, au moins quand ils ont des projets de nouveaux locaux. « Anticiper les problèmes de bruit coûte beaucoup moins cher que de les corriger ensuite, relève Florian Simon. Je me souviens d’une usine agroalimentaire dont l’isolation sonore à la construction aurait représenté environ 50 000 euros, sur un budget total de plus de trois millions. La direction a décidé de ne pas faire ces travaux. Mais pour compenser maintenant, on est sur un montant de 300 000 euros ! »
Il est cependant possible d’envisager des actions correctives avec des budgets plus modestes, en ciblant le plus précisément possible la source du bruit. « Pour cela, les caméras acoustiques sont vraiment très utiles », explique Florian Simon, regrettant que trop peu de Carsat en soient munies. Cette caméra permet de visualiser d’où vient le bruit : du moteur de la chaîne de production ? D’un joint défectueux ? Du choc des objets qui tombent sur un sol trop réverbérant ? Avoir ces informations aide à prioriser les mesures de prévention collective, ce qui réduit potentiellement la facture des aménagements. « Sur une chaîne de production, on a par exemple pu coffrer les moteurs, et pas les machines toutes entières, comme c’était initialement prévu, retrace Florian Simon. Le montant des travaux est passé de 200 000 à 10 000 euros. »
« L’intervention des préventeurs peut aussi permettre de changer certains équipements ou revoir les processus de travail », relate Luigi Grisoni, citant l’exemple des soufflettes qui servent à nettoyer les postes de travail dans divers secteurs et qui sont parfois très bruyantes. Pour diminuer leur vacarme, « il suffit souvent de changer leurs embouts, rapporte le conseiller prévention. Même chose avec les sèche-cheveux utilisés en salon de coiffure ; ils sont plus ou moins performants côté niveau sonore. »
Manœuvres dilatoires
Des changements dans la manière de travailler sont aussi susceptibles de réduire substantiellement les décibels, comme dans cet exemple évoqué par Luigi Grisoni dans le secteur de la logistique : « J’ai un jour proposé aux salariés conduisant des chariots de chargement de baisser leur vitesse, pour ne plus faire vibrer ni claquer très bruyamment la plaque du quai des poids lourds sur laquelle ils passaient. Voilà une mesure qui ne coûte rien. Mais les conducteurs ne le savaient pas, personne ne le leur avait dit. »
Toutefois, pour pouvoir s’attaquer véritablement aux nuisances sonores, les acteurs de prévention auraient besoin d’être plus nombreux. « Au niveau national, il n’y a que neuf centres de mesures physiques, avec un ou deux ingénieurs par site, et trois à six contrôleurs. Et nous ne nous occupons pas que du risque bruit, regrette Frédéric Maître. Au niveau des Carsat, ils ne sont pas très nombreux non plus à pouvoir intervenir sur ce sujet. » Il faudrait qu’ils soient mieux armés aussi, car ils ne disposent pas aujourd’hui de moyens réellement coercitifs. Les courriers que les contrôleurs Carsat peuvent rédiger, suite à des mesures acoustiques qui se révèlent trop élevées ne semblent pas suffire. « Nos courriers imposent de mettre en place des actions, indique Florian Simon. Mais les employeurs peuvent se contenter d’établir un plan dans lequel ils mentionnent le fait qu’ils vont réfléchir à l’amélioration acoustique de leur bâtiment, en précisant un délai. Délai qui peut être repoussé sans cesse. »
C’est sans doute la principale difficulté à laquelle se heurtent les préventeurs : le bruit n’apparaît pas comme une priorité face aux autres maux du travail comme les troubles musculosquelettiques ou le risque chimique.