Pourquoi faut-il se préoccuper du maintien dans l'emploi des salariés atteints d'une maladie chronique évolutive ? Une des réponses réside dans le nombre de personnes concernées. Avec une première difficulté : d'un point de vue statistique, il n'y a pas de démarcation claire entre la population des "malades" et celle des "bien portants". Selon la manière dont on spécifie l'une et l'autre, un même individu sera classé différemment, voire passera d'une catégorie à l'autre en peu de temps. Il en va de même pour la notion de maladie "chronique" : ce qui la caractérise, est-ce son ancienneté, sa gravité, ses chances de guérison ?
Dans l'édition 2015 de L'état de santé de la population en France (voir "A lire"), le ministère de la Santé décompte néanmoins 37 % de malades chroniques, tout en précisant que cette proportion élevée "recouvre probablement des problèmes tels que [...] des facteurs de risque cardio-vasculaire : hypercholestérolémies, surpoids". Quand on voit que, dans les enquêtes européennes sur les conditions de vie, cette même estimation aboutit à des taux de 18 % en Bulgarie et 47 % en Finlande, tous les doutes sont permis.
Davantage avec l'âge
En revanche, deux constats statistiques semblent fiables, car on les retrouve quelle que soit la méthode de mesure adoptée. Le premier est que le pourcentage d'ensemble de "malades chroniques" est à peu près stable dans le temps. Le second est que leur part dans la population s'élève avec l'âge, cette hausse commençant tôt, y compris donc pendant la période de la vie professionnelle. En gardant le même mode de calcul, on estime cette part à 20 % environ vers la trentaine, et à près de 50 % à l'approche de la soixantaine. Si l'on choisit un autre indicateur, celui des limitations d'activité pour raison de santé, ces taux tombent respectivement à 10 % et 30 %. Et si l'on resserre encore l'analyse en s'en tenant aux affections de longue durée (ALD), recensées par les caisses d'assurance maladie, on arrive à des taux de 5 % et 23 %. Quelle que soit la notion retenue, il est donc facile de conclure que, dans la population "en âge d'être active", les taux d'ensemble vont s'élever en même temps que la part des quinquagénaires et sexagénaires, sous le double effet de l'avancée en âge des baby-boomers et des réformes des retraites.
Or la présence ou la survenue de maladies - qu'elles soient ou non dues à des expositions antérieures dans le cadre du travail - marque la vie professionnelle de celles et ceux qui en sont atteints. Ce constat, que chacun a pu vérifier dans son expérience quotidienne, pour soi-même ou pour des collègues, a été examiné de près dans des recherches relevant de diverses disciplines. En entamant sa thèse d'ergonomie, Célia Quériaud (voir son article page 32) a synthétisé les connaissances sur les principaux effets des maladies pouvant impacter le maintien en emploi : la fatigue, avec des pertes d'efficience musculaire et des sensations de lassitude ; les douleurs, plus ou moins vives et plus ou moins persistantes ; les possibles effets secondaires des traitements ; enfin, un retentissement psychique aux multiples aspects, comme l'incertitude liée au caractère imprévisible et intermittent des troubles, le sentiment de détérioration progressive, voire la crainte pour la survie.
Sortie de l'emploi
A mesure que se manifestent ces conséquences de la maladie, les risques de désinsertion professionnelle, d'exclusion sociale s'accroissent, et ces formes de marginalisation peuvent à leur tour accentuer la dégradation de la santé. En milieu de travail, un salarié malade devrait, idéalement, prendre part à une réorganisation bien conçue de ses propres activités et de ses relations avec ses collègues. Or sa santé fragile ne favorise pas ses prises d'initiative. Dans bien des cas, la maladie débouche ainsi sur une sortie de la vie professionnelle ou sur un non-retour après une absence. On a pu calculer, par exemple, que les personnes atteintes d'une affection de longue durée ont, par rapport à celles qui sont en bonne santé et à âge égal, un risque 1,5 fois plus élevé d'être au chômage, 2 fois plus élevé d'être en retraite si elles sont assez âgées pour cela et 3 fois plus élevé d'être "inactives", c'est-à-dire de n'être ni en emploi ni au chômage, tout en étant trop jeunes pour liquider leur retraite.
Ce lien, pourtant, n'est pas mécanique. Le devenir professionnel des malades dépend certes de la pathologie et de sa gravité, mais de bien d'autres éléments aussi. L'enquête nationale Santé et itinéraire professionnel a permis d'étudier cela de manière précise. Le résultat d'ensemble qu'elle fournit confirme d'abord les tendances précédentes, quoique de façon un peu atténuée : ainsi, la probabilité d'être "inactif" aux âges usuels de la vie de travail varie de 14 % avant l'apparition d'une maladie chronique à 22 % ensuite, soit 8 points d'écart. Le constat principal est cependant que cette relation entre inactivité et maladie est très différenciée selon le niveau de formation initiale. La différence de 8 points sur le taux d'inactivité atteint ainsi 17 points pour les travailleurs ayant cessé leurs études au niveau du primaire, 7 points pour le niveau secondaire et 3 points seulement pour les niveaux supérieurs ou égaux au baccalauréat. Selon des chercheurs ayant analysé les données de l'enquête, ce constat pourrait s'expliquer par le fait que les individus de niveau d'éducation secondaire ou supérieur ont un meilleur accès aux soins et que leurs conditions de travail sont plus souvent compatibles avec les contraintes liées aux traitements.
Le poids des conditions de travail
La mise à l'écart des personnes malades n'est donc ni systématique, ni bien sûr souhaitable. Comme tout un chacun, ces personnes peuvent avoir le besoin ou le désir de conserver ou reprendre un parcours professionnel, que ce soit pour des raisons financières, par intérêt pour le travail ou pour maintenir leurs relations sociales. Dans bien des cas, c'est une des conditions du succès, ou au moins du maintien d'un équilibre viable, dans leur confrontation à la maladie. Se pose alors la question des appuis et des ressources dont elles disposent pour concilier leur travail avec l'état de leur santé.
Une de ces ressources réside dans les compétences qu'elles possèdent. Si un niveau de scolarité élevé semble jouer un rôle protecteur, comme énoncé plus haut, on imagine qu'il en va de même pour la formation continue et l'acquisition de savoirs tout au long du parcours professionnel. Cependant, l'essentiel se joue dans les conditions de travail elles-mêmes, comme on a pu l'évaluer dans le cas du retour au travail après un cancer (voir article ci-dessous). Un malade souffrant de symptômes douloureux peut-il éviter d'effectuer des gestes qui accentuent ces douleurs ? S'il est fatigué ou a du mal à se concentrer, peut-il disposer de davantage de temps de récupération ? S'il a besoin de s'absenter en raison de son traitement, cette absence est-elle gérable ? Au contraire, entraîne-t-elle un surcroît de travail pénible pour les collègues, ou pour lui-même lorsqu'il revient de cette absence ? Si son état de santé nécessite de desserrer certains délais qu'il devrait respecter, est-ce faisable et admis ?
Quel maintien en emploi après un cancer ?
Christine
Le Clainche
économiste
Serge
Volkoff
statisticien
Dépistés à des stades de plus en plus précoces, souvent à un âge où les individus sont encore actifs, les cancers peuvent, pour une grande majorité d'entre eux, être guéris ou revêtir un caractère de chronicité avec un intervalle potentiellement long entre deux épisodes. Leur traitement implique souvent des soins intensifs, avec des effets secondaires importants sur une assez courte période : de trois à six mois la plupart du temps, parfois jusqu'à douze. En général, ces traitements contraignent les malades à s'éloigner temporairement du marché du travail
S'ils ne sont pas guéris à l'issue des traitements, les malades peuvent néanmoins continuer à vivre et travailler dix ou vingt ans, tout en devant parfois interrompre leur activité, avec un besoin d'adaptations des conditions de travail pendant une période plus ou moins longue, voire définitive. Plusieurs études réalisées en France ont montré l'importance de ces interruptions et adaptations pour le maintien dans l'emploi des malades et pour leur santé.
Des aménagements utiles. En comparant les effets de la survenue d'un cancer sur la situation professionnelle relativement à une population n'ayant pas eu de cancer et ayant par ailleurs les mêmes caractéristiques d'âge, de genre ou de niveau d'éducation, des travaux récents ont indiqué que la première année après le diagnostic, les femmes étaient davantage en arrêt maladie (près de deux trimestres supplémentaires), de même que les hommes (un peu plus d'un trimestre supplémentaire en moyenne). Cet éloignement de l'emploi est plus important pour les malades les plus âgés. Les effets d'éloignement du marché du travail ne s'estompent pas nécessairement cinq ans après le diagnostic. Il est évidemment difficile d'en identifier les causes : sévérité de la maladie, des séquelles, adaptation insuffisante des conditions de travail ?
Sur ce dernier point, une autre étude s'est focalisée sur l'impact des aménagements de conditions de travail sur la reprise du travail après un cancer. Elle a ciblé des personnes ayant reçu un diagnostic de cancer deux ans auparavant et qui ont obtenu depuis un aménagement des conditions de travail : poste, horaires ou durée du travail. La comparaison est faite avec des personnes de caractéristiques semblables, y compris en termes de type de maladie et de traitement. Les résultats sont probants : un aménagement augmente fortement la probabilité de retour au travail et améliore l'état de santé perçu des individus. Un sérieux bémol, cependant : une bonne partie d'entre eux font état d'une baisse de revenus.
En énumérant ces marges de liberté qu'il faudrait pouvoir créer, on voit bien que l'on questionne l'ensemble du système de travail : les exigences physiques, les horaires, les contraintes de temps, l'organisation des collectifs. Il y a certes besoin de stratégies "sur mesure", compte tenu des capacités de chacun, mais ces stratégies ne peuvent suffire si l'environnement d'ensemble est corseté. De ce point de vue, la tendance de long terme à l'élévation des niveaux de formation peut constituer un atout. En revanche, les évolutions, à long terme aussi, des conditions de travail n'ont rien facilité. L'intensification du travail, le calcul des effectifs au plus juste, le recentrage de beaucoup d'entreprises sur leur "coeur de métier" en réduisant la diversité des tâches, les modes d'évaluation du travail par des indicateurs chiffrés et rigides... tout cela crée un contexte défavorable à une prise en compte des formes de diversité entre les travailleurs, dont celles liées à la maladie. En définitive, il est bon d'avoir en tête qu'un travail qui ne peut être confié à une personne malade a de fortes chances de nuire à la santé de beaucoup de salariés jugés bien portants.