Les sciences sociales ont encore, à ce jour, de la peine à décrire de façon précise les implications de l’usine du futur et de l’industrie 4.0
ou les effets du numérique dans le travail de service autrement qu’en se plaçant à une échelle très large, celle de la division générale du travail et des formes d’emploi. On dispose aujourd’hui de peu d’études fines sur les évolutions qui affectent concrètement l’activité ou la mise en œuvre des compétences au sein des situations professionnelles. Néanmoins, les technologies émergentes n’épargnent pas l’exercice du management.
Mutation culturelle
Invoquant ces outils destinés à s’imposer à l’avenir, les dirigeants ne cessent d’alerter les cadres de tous niveaux sur l’urgence d’amorcer une profonde révision de leurs pratiques et de revoir la conception qu’ils se font de leur rôle. Les managers d’aujourd’hui doivent se convertir sans délai au modèle des managers de demain pour superviser… un travail pas si différent de celui d’hier. Quand on sait à quel point leur fonction implique de mettre en récit ce que l’entreprise demande aux équipes et les évolutions auxquelles elle leur demande d’adhérer, on mesure que ce décalage est loin d’être anodin du point de vue de ces managers et de la réalisation de leur travail. Les voilà donc sommés de faire la jonction entre le récit, qu’ils doivent endosser, des transformations technologiques destinées à se concrétiser peut-être un jour et les réactions circonspectes de leurs subordonnés qui redoutent ces changements, se rassurent de les voir tarder mais s’inquiètent des conséquences que cette inertie pourrait entraîner.
Tout ceci cohabite avec des évolutions réellement engagées, parfois amplifiées par la pandémie de Covid-19, comme l’extension du télétravail qui met les cadres au défi de maîtriser le management à distance. La digitalisation, initialement assimilée au recours croissant à des techniques numériques, a rapidement été renvoyée, par les consultants en transformation digitale, à l’importance plus décisive d’opérer une mutation dite culturelle, devant importer dans les entreprises traditionnelles les codes, les pratiques et les rituels prêtés aux start-up et aux géants du numérique. Un mouvement qui inclut aussi les méthodes agiles, destinées à rompre avec la lourdeur et la lenteur de la gestion de projet classique.
Encore abstraite, l’idée de changement culturel a elle-même été matérialisée dans des expérimentations qui visaient à la rendre effective, notamment les projets immobiliers de refonte des lieux de travail, par exemple lors d’un déménagement du siège des grands groupes. En aménageant des espaces destinés à favoriser la créativité collective, avec le message que les salariés doivent s’y autoriser à émettre des avis et formuler des propositions, à coopérer par-delà les silos cloisonnant ces entreprises, ce sont d’abord les managers qui ont hérité de conséquences à gérer : comment pratiquer la bienveillance requise pour que les individus osent s’exprimer ; comment assurer le lâcher-prise constamment recommandé dans ces projets ; comment susciter les coopérations ? On voit les difficultés pouvant surgir pour faire le raccord avec le reste de l’organisation, qui continue d’être pilotée de façon plus classique et centralisée, ou tenir d’une même main les process et l’autonomie accordée aux salariés, a priori synonyme de prise de distance possible vis-à-vis d’un fonctionnement homogène.
Cohérence et confiance au premier plan
Les avancées technologiques posent la question de la cohérence que la ligne managériale dans son ensemble est capable ou non de donner à des transformations qui s’opèrent sous les yeux des équipes, mais qui connaissent autant de retards à l’allumage que de progrès manifestes, autant de dimensions proprement techniques que d’implications organisationnelles plus profondes. Dans les cas de mutation technologique avortée ou de transition ralentie, on peut dire que c’est le top management qui a échoué à trouver cette cohérence, ce qui n’est pas sans conséquence pour la crédibilité de la parole et des actes de la hiérarchie intermédiaire.
Dans le cas de la transformation culturelle et de la mise en œuvre des principes dits agiles, c’est en plus et surtout l’enjeu de la confiance qui s’exprime, renforcé dans le cadre du management à distance. Quelle confiance les différents niveaux d’encadrement sont-ils disposés à accorder aux initiatives prises dans le travail, au-delà de la reconnaissance formelle d’un droit à l’erreur ? Dans les entreprises où les cadres pratiquent des formes de management qui prescrivent fortement l’activité, limitent l’espace où s’exercent la professionnalité et les prises de responsabilité, les technologies émergentes sont autant d’instruments pour exercer la surveillance, le suivi pointilleux des heures de connexion, la vérification de l’effectivité du travail pendant cette connexion. Le premier confinement a offert des exemples de managers qui, anxieux de ne pas avoir leurs équipes sous leurs yeux, ont utilisé ces possibilités, notamment celles du traçage, à des fins de contrôle.
Les enquêtes sur les conditions de travail ont amplement montré que la France se caractérisait par une domination des organisations du travail au sein desquelles les managers accordent faiblement leur confiance à la capacité des travailleurs de prendre des initiatives pertinentes et d’élargir constamment la maîtrise de leur activité. La question est de savoir si le contexte actuel, où des proportions croissantes de salariés exercent à distance de leurs encadrants au moins certains jours de la semaine, sera l’occasion pour les formes de management à la française d’évoluer vers davantage de confiance. Sans qu’aucun déterminisme technologique n’apporte la réponse a priori.