A Gennevilliers (Hauts-de-Seine), dans une usine de l’équipementier pour le secteur aéronautique et spatial Safran, un drôle d’engin métallisé a pris place dans l’atelier d’ajustage : c’est un volumineux bras articulé, gris et vert pâle. Un opérateur – l’industrie 4.0
et ses usines bannissent le mot ouvrier – le positionne à la surface de la pièce posée devant lui, afin d’effectuer un polissage. Mission : « gommer » les imperfections qui restent après le forgeage de ce bord d’attaque pour moteur. L’homme ajuste le bras articulé sur la pièce et guide son mouvement. Ce faisant, il « enseigne » au robot comment réaliser cette opération. Il lui suffit ensuite d’activer le mode automatique pour que la machine reproduise précisément l’ensemble de ces gestes. Quant à l’étape finale, la retouche-finition, c’est une tâche minutieuse effectuée manuellement par l’ouvrier.
Voilà, tel que montré par un film d’entreprise réalisé par Safran, un bon exemple d’interaction entre un humain au travail et un robot collaboratif, autrement dit un cobot – mot qui a fait son entrée dans le dictionnaire Larousse en 2020. Ce n’est pas encore la réalité car la machine ne s’utilise pas actuellement à Gennevilliers. Mais ce n’est pas du cinéma : le prototype a été élaboré, conçu, testé et fabriqué grâce à un partenariat entre le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et Safran Aircraft Engines. Seule la baisse des commandes dans l’aéronautique, engendrée par la crise sanitaire et économique du Covid-19, explique qu’il n’ait pas encore été déployé sur les chaînes de production. En chômage partiel, les salariés de Gennevilliers n’ont d’ailleurs pas souhaité répondre aux questions de Santé & Travail.
Peu encombrants et polyvalents
Dès 2012, l’équipementier s’est engagé dans le développement de cette nouvelle génération de robots, supposée travailler « au coude à coude » avec l’homme et agir non pas à sa place mais en coopération avec lui, dans un même espace. Depuis une dizaine d’années, les cobots incarnent une double promesse : une amélioration de la productivité, puisque la machine ignore les temps morts et peut effectuer des tâches plus complexes que celles dévolues aux lignes robotisées, et une diminution de la pénibilité et des risques professionnels. En 2013, le plan de l’Etat « France Robots Initiatives », visant à hisser l’Hexagone parmi les leaders mondiaux en matière de cobotique et de machines intelligentes, a soutenu le mouvement. Depuis, de grands groupes industriels comme Safran, Vinci ou Airbus commencent à les intégrer dans leur système productif. Pour faire preuve de modernité, les PME sont elles aussi sommées de s’intéresser à ces robots peu encombrants, faciles à programmer, polyvalents et économiques.
Chez Safran, l’artisan de la politique de cobotique a été Jean-François Thibault, responsable du « programme ergonomie » de l’entreprise, de 2012 jusqu’à son départ en retraite en septembre 2020. L’usine de Gennevilliers fait figure de pionnière, avec l’introduction en 2012 d’un premier cobot qui doit accomplir de la manutention. Pourtant, les premiers essais s’avèrent décevants : « Il avait certes transformé les situations de travail et diminué la pénibilité, se souvient Jean-François Thibault. Mais les problèmes d’interaction de l’homme avec la machine avaient été sous-estimés. L’opérateur avait du mal à manipuler le robot et mettait plus de temps qu’en faisant tout manuellement ! » L’ergonome comprend alors que la cobotique est balbutiante, « en pleine effervescence mais borgne », car dominée par une vision purement technique « qui oubliait l’humain ».
A rebours, Jean-François Thibault pose comme préalable à toute nouvelle conception d’un système homme-machine l’étude approfondie du travail de l’opérateur. Il lance le Factory Lab, un consortium national rassemblant CEA et entreprises pour élaborer des solutions cobotiques, ainsi qu’une plateforme interne d’industrialisation. Safran lance huit projets portant sur des tâches diverses : mesure, assemblage de modules, décapage et réparation de composites, manipulation, contrôle de disjoncteurs, assistance au montage/démontage, ponçage.
Simulation en réalité virtuelle
La conception et la fabrication du bras articulé, « héros » du film promotionnel de Safran, ont été menées en 2019 à Gennevilliers : « Nous avons d’abord passé des heures dans l’atelier à étudier les problèmes des opérateurs-ajusteurs, les risques pour leur sécurité, la pénibilité du poste, les problèmes de performance, relate l’ex-ergonome en chef de Safran. Puis, nous avons traduit ces problématiques en cahier des charges. » Ensuite, grâce à un logiciel de simulation en réalité virtuelle, l’opérateur a été immergé dans sa future tâche avec la machine : « Cela a permis de vérifier les modes d’interactions homme-cobot mais aussi les risques liés à l’utilisation (risques mécaniques, de chocs avec l’utilisateur) pour définir les paramètres techniques du robot (vitesse, force, zones d’atteinte). La mise en œuvre dans l’atelier et l’analyse de l’activité réelle de l’opérateur ont permis de rectifier certains points. »
Ce cobot est censé délivrer l’ajusteur d’une partie pénible de son travail, génératrice de troubles musculosquelettiques (TMS), pour qu’il puisse se concentrer sur l’activité de retouche-finition. « La particularité d’un cobot n’est pas de se substituer à l’humain mais de travailler de concert avec lui », assure Jean-François Thibault. Le « cerveau » de la machine est « celui de son opérateur », aime-t-il à dire. C’est pourquoi « ce dernier oublie vite ses réticences initiales ».
Enseignant-chercheur en ergonomie à l’université Clermont-Auvergne, Fabien Coutarel dresse un bilan moins positif de l’implantation des cobots dans l’industrie. « Ils fascinent mais souvent c’est de la poudre aux yeux, observe-t-il. Beaucoup de machines de production étaient déjà autonomes et ne permettaient pas moins de collaboration. » Et de citer l’exemple du Yumi, un robot à deux bras, destiné à l’assemblage de petites pièces et lancé en 2015 par le groupe ABB, un des leaders des technologies digitales pour l’industrie : « Son interaction avec l’opérateur n’est pas plus développée que sur une ligne de production dans les années 1950 ! »
Risque d’appauvrissement du travail
Depuis 2018, cet ergonome participe à un projet intitulé « Collaboration 4.0 », financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR). Son objectif : établir un cahier des charges qui garantisse une vraie coopération hommes-machines, dite « capacitante », en évitant une approche trop techno-centrée. « Dans la plupart des projets qui intègrent la cobotique et/ou la réalité augmentée, constate-t-il, la manière dont celles-ci sont implantées dans les organisations appauvrit le travail de l’opérateur, alors même que ces technologies offrent potentiellement des possibilités d’enrichir ce travail ! » Car toutes les entreprises n’ont pas la volonté, ni la possibilité de créer des robots collaboratifs « sur mesure ». « Même si toutes mettent en avant le facteur humain, en réalité celui-ci se réduit souvent à peau de chagrin, déplore Fabien Coutarel. Or, si la conception ergonomique est négligée, le cobot perd tout son intérêt dans l’amélioration des conditions de travail. »
Ainsi le recul espéré de la pénibilité, avec à la clé une réduction des TMS et des lombalgies, est dans de nombreux cas « potentiellement réalisable mais rarement concrétisée », selon Fabien Coutarel : « Souvent, on réduit les manipulations d’objets lourds mais l’opérateur se retrouve à n’accomplir qu’une tâche répétitive. Et la collaboration avec la machine se limite à la “nourrir” ou à évacuer des pièces. Cela génère monotonie, répétitivité et travail statique, autant de facteurs de TMS. » Et de citer l’exemple d’un atelier de production et assemblage de pièces, où l’ouvrier prend une pièce avec sa main droite, la rapproche avec celle saisie par sa main gauche et les présente au cobot : « Il est assis, mais son travail, statique, l’asservit à la machine. Il n’y a aucune valeur ajoutée dans ce qu’il fait et le risque de TMS est important », insiste l’ergonome. Risque que l’employeur gère en faisant tourner les personnes sur le poste, qu’elles n’occupent que deux jours d’affilée par semaine. Pour l’entreprise, le bilan est positif : l’atelier est une vitrine qui témoigne de sa culture de l’innovation.
Les résultats semblent toutefois plus convaincants au niveau de l’amélioration de la sécurité au travail pour Fabien Coutarel : « Le robot collaboratif est capable de détecter la présence d’un humain dans son environnement et le moindre contact physique. Il s’arrête aussitôt, alors que si on met les doigts dans une machine de production, elle continuera à tourner. »
Chez Safran, la direction souhaite désormais « mettre de la cobotique partout où c’est judicieux », explique Stéphane Lauret, le successeur de Jean-François Thibault. Vingt grands projets sont en cours, même s’ils sont provisoirement suspendus, compte tenu des restrictions imposées par la crise économique. Lui aussi assure néanmoins que ce n’est pas une solution miracle, ni universelle : « Un des travers de ces nouvelles technologies est qu’elles suscitent parfois une fascination qui éclipse le reste. » Parce qu’elle questionne l’organisation du travail, l’interaction homme-machine doit être élaborée avec les salariés concernés et les préventeurs. Le groupe a d’ailleurs exclu une famille pourtant très tendance de la cobotique : les exosquelettes. « Leur maturité technologique n’est pas suffisante et leur utilisation pourrait entraîner, pour l’heure, plus de problèmes de santé et de sécurité qu’elle n’en résoudrait », estime Stéphane Lauret.
Le monde industriel vit donc une phase de transition vis-à-vis de ces technologies émergentes, dont il mesure encore mal toutes les implications. Comme le risque d’un amoindrissement des savoir-faire professionnels. « Par exemple, pour une tâche que l’on pouvait accomplir manuellement de deux ou trois manières différentes, l’arrivée de la machine n’en permet plus qu’une, explique Fabien Coutarel. Or un geste professionnel doit pouvoir être adapté, ajusté à la situation, pour éviter la répétitivité. » De même, ajoute-t-il, « l’allocation des fonctions entre l’homme et la machine devrait être variable, dynamique en fonction des choix de l’opérateur, de son niveau d’expérience et de compétence. »
Dès lors, il faudrait que les salariés puissent participer à la reconfiguration du système dans leur activité quotidienne. Les technologies permettent de l’envisager. « Mais on ne va pas dans cette direction dans les entreprises, car gérer la variabilité de la production et la diversité des individus est compliqué », regrette l’ergonome, pour qui la cobotique ne pourra devenir une voie d’amélioration de la santé au travail que si les spécialistes des sciences humaines et sociales sont associés à son essor.