La courbe des troubles musculo-squelettiques (TMS) reconnus comme maladies professionnelles poursuit son ascension. Au titre de 2009, ils sont 38 000 pour le seul régime général de la Sécurité sociale. Pourtant, les connaissances ont beaucoup progressé, tant sur les mécanismes explicatifs des pathologies que sur les interventions efficaces en matière de prévention.
Rationalisation et désordre
Depuis une quinzaine d'années, beaucoup de chercheurs et d'intervenants en prévention ont renoncé à aborder les TMS par une approche purement biomécanique. Bien sûr, les sollicitations excessives ou inappropriées des articulations sont un des ingrédients des troubles musculo-squelettiques, mais travailler seulement à modifier la géométrie du poste ou des outils pour favoriser un " meilleur " geste a peu d'effets. Le geste part du cerveau, et beaucoup de choses se jouent dans la possibilité pour le travailleur d'inventer ou non son propre geste. Pouvoir déployer un beau geste professionnel, qui exprime la compétence de son auteur, dans des circonstances où on peut l'adapter aux variations de la situation, est très protecteur en matière de TMS. En revanche, quand le geste est imposé de l'extérieur par le déplacement automatique d'une pièce, avec des variations qui surviennent de façon aléatoire, dans un temps contraint, le cerveau n'a pas la possibilité de programmer les muscles d'une façon harmonieuse.
Or, au cours des dix dernières années, l'évolution de l'organisation de la production dans beaucoup d'entreprises a contribué à multiplier les situations pathogènes. C'est, curieusement, un mélange de rationalisation et de désordre qui a aggravé le risque dans nombre d'ateliers.
Rationalisation d'un côté, avec le déploiement de méthodes plus ou moins japonaises (kaizen, lean production
...) qui visent à réduire le temps et l'espace, en utilisant des formes de " participation " des travailleurs où ceux-ci sont pris dans le piège de contribuer à aggraver leurs propres conditions de travail. Et désordre de l'autre ! Ces méthodes, portées par des consultants, visent à déployer une organisation rationnelle de façon descendante. Elles font comme s'il suffisait de prescrire pour que la réalité se mette à la forme de la prescription. La production est supposée stable et maîtrisée. Dans la réalité, on en est loin : il y a forcément des incidents, des pannes, des problèmes de matières premières, d'outils, des variations de commandes des clients, etc.
Répression des émotions
L'entreprise veut une grande flexibilité, une souplesse de réaction. Mais l'organisation formelle est rigide, elle a beaucoup de mal à s'adapter à ces variations. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir les stocks sauvages dans des ateliers supposés lean. La flexibilité, ce sont les travailleurs qui doivent l'introduire : il leur faut constamment modifier leurs mouvements, leur rythme, pour s'adapter à ces variations. Le déploiement d'un beau geste est impossible, le cerveau court après un mouvement imposé de l'extérieur. Outre les sollicitations des articulations qui en résultent, ces situations sont génératrices de stress, qui est un autre ingrédient de l'apparition des troubles musculo-squelettiques.
Aujourd'hui, on comprend de mieux en mieux la proximité entre les mécanismes qui génèrent les risques psychosociaux (RPS) et ceux qui favorisent l'apparition de troubles musculo-squelettiques. A l'origine, dans les deux cas, se trouve l'impossibilité que ressent le travailleur de bien faire son travail.
D'un côté, des travailleurs se mobilisent pour essayer de faire leur travail d'une façon qui facilite la vie des clients ou des collègues, mais se heurtent à une organisation qui a une tout autre vision de la qualité, en termes de service standard minimum. Ils se trouvent en situation de conflit entre leurs valeurs et ce qu'ils peuvent effectivement réaliser. Lorsque aucun débat sur ce que serait un travail bien fait n'est possible avec la hiérarchie, le conflit est intériorisé par le travailleur et les risques psychosociaux apparaissent.
D'un autre côté, pour pouvoir tenir le coup dans des situations de travail répétitif, d'autres travailleurs ont appris depuis le début de leur emploi à réprimer leurs émotions, à ne pas se laisser envahir par leur perception négative de la situation de travail. Pour certains, issus de familles ouvrières, cette répression des émotions du corps a même été apprise à la maison. Or on sait aujourd'hui que le blocage des émotions se traduit par un état hormonal qui contribue de façon importante à l'apparition des TMS. Ne pas pouvoir ressentir et exprimer que ça ne va pas, qu'on fait du mauvais travail et que ça fait mal, ne pas pouvoir débattre avec les collègues et la hiérarchie de ce qu'on pourrait faire pour que ça aille mieux est en soi pathogène.
Ces constats sur les mécanismes d'apparition des TMS ont permis de mettre en oeuvre des interventions de prévention qui se sont révélées efficaces. Mais cela exige que des conditions soient réunies. Il faut d'abord que la prévention des TMS soit perçue par la direction de l'entreprise comme un problème stratégique et non comme un problème médical individuel. Les TMS sont un des symptômes d'une pathologie de l'organisation qui s'accompagne en général d'autres problèmes - du côté des difficultés de l'encadrement, de la qualité ou de la tenue des délais, de la gestion des effectifs - et qui engendre d'importants coûts cachés. La prévention des TMS doit être traitée comme un problème stratégique dans la durée, au même titre que certaines entreprises ont, par exemple, pris au sérieux les enjeux environnementaux.
Il faut ensuite une mobilisation convergente d'un grand nombre d'acteurs : ceux de la santé au travail, bien sûr, mais aussi les concepteurs, les responsables de production, les représentants du personnel et les salariés eux-mêmes. Cette mobilisation doit être organisée, pour travailler sur deux dimensions complémentaires : d'une part, l'analyse de ce qui fonctionne mal dans l'organisation actuelle, en liant les problèmes de santé et ceux de production ; d'autre part, la réflexion sur des solutions possibles et la simulation de leurs effets avant leur implantation.
Modestie et espoir
Les réponses pourront être apportées dans de nombreux domaines : la conception des postes de travail et des outils, bien sûr, mais aussi et surtout l'organisation de la production, pour favoriser la réaction de l'organisation aux variations inévitables, notamment tout ce qui facilite l'anticipation et l'entraide au sein du collectif. Elles peuvent aussi concerner la gestion des ressources humaines, et notamment de l'accueil des jeunes et des processus de formation, parfois même la conception des produits, pour les rendre plus faciles à fabriquer, ou les politiques commerciales.
L'évaluation d'interventions de prévention réunissant ces conditions appelle à la fois modestie et espoir. D'un côté, malheureusement, ces interventions ne guérissent pas les TMS existants. Baser une évaluation sur la diminution des TMS ne signifie pas grand-chose. Mais ces interventions contribuent à réduire, parfois de façon très importante, les récidives et les nouveaux cas. Et, très souvent, elles ont aussi des effets sur la qualité de la production.
Cependant, les conditions qui viennent d'être décrites sont exigeantes. Et divers facteurs limitent leur développement. Des directions d'établissement se voient ainsi imposer par leur groupe la déferlante lean production, alors qu'elles sont bien conscientes de ses effets locaux négatifs. La mobilisation autour des TMS a parfois reculé du fait de l'émergence des risques psychosociaux, notamment sous leur forme la plus grave, à savoir les suicides ou tentatives de suicide. Des institutions, des médecins, des agents de contrôle de l'Inspection du travail, des organisations syndicales ont dû affronter ce nouveau risque, et les TMS sont passés au second plan. On entend parfois : " Les TMS, on n'en meurt pas. "
Enfin, les TMS - comme les RPS - ont donné lieu à un marché florissant : gymnastique d'échauffement, de pause, sans parler des différents gadgets anti-TMS. Si certaines de ces techniques peuvent temporairement soulager des travailleurs - il faut regarder de près ! -, elles n'agissent nullement sur les causes des pathologies.
En définitive, ce sont bien le mode de gouvernance des entreprises, le fonctionnement des instances représentatives du personnel, la prise au sérieux des difficultés de l'encadrement, la possibilité d'expression des salariés sur leur travail et une authentique participation de leur part aux changements qui sont en jeu dans la prévention durable des TMS.