5 juillet 2011. Saisi par les syndicats CGT et FO, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris stoppe le projet d'Areva d'externaliser son activité d'approvisionnement en énergie et fluides sur son site de La Hague (voir aussi page 18). Dans ses attendus, le jugement rappelle que " l'employeur est tenu à l'égard de son personnel d'une obligation de sécurité de résultat "
Cette obligation ne date pas d'aujourd'hui. Elle est le produit des fameux arrêts amiante de la Cour de cassation du 28 février 2002. Le jugement Areva n'est donc qu'une des répliques du séisme juridique provoqué par la plus grande catastrophe sanitaire qu'ait connue notre pays : l'affaire de l'amiante. Au total, 100 000 morts d'ici 2030, la majorité par cancer professionnel. " Avec un tel horizon, la charge était suffisante pour faire exploser notre système de santé au travail, particulièrement ankylosé ", analyse Jean-Paul Teissonnière, avocat des victimes. Le combat a été néanmoins long et douloureux.
Tout commence dans les années 1970, au plus fort de l'utilisation industrielle de l'amiante. Henri Pézerat, toxicologue et enseignant à l'université de Jussieu à Paris, convaincu de la dangerosité de la fibre, crée un collectif avec des syndicalistes du site. Ensemble, ils publient en 1976 Danger amiante, aux éditions Maspero, un ouvrage qui fera date mais qui n'est qu'une étape dans la longue marche vers l'interdiction de l'amiante. Toujours en 1976, le Pr Jean Bignon, pneumologue reconnu, adresse un courrier d'alerte au Premier ministre Raymond Barre, qui aboutira à une première et timide réglementation spécifique (décret de 1977). Cependant, le risque demeure largement invisible.
Face au lobbying des industriels
D'une part, il est occulté dès 1982 par le Comité permanent amiante (CPA), une structure de lobbying contrôlée par les industriels qui a su attirer à elle des syndicalistes, des scientifiques et des représentants des différents ministères. Jusqu'au milieu des années 1990, l'Etat et les autorités sanitaires vont abandonner à cette officine leurs prérogatives en matière de santé au travail. Le CPA va minimiser les dangers du matériau cancérogène, faire croire que la politique de prévention passe par un " usage contrôlé " de l'amiante et retarder ainsi des mesures plus drastiques, qui nuiraient aux intérêts des industriels.
D'autre part, les maladies de l'amiante - mésothéliome (cancer de la plèvre), cancer bronchopulmonaire, plaques pleurales et asbestose - mettent du temps à se déclarer. Le délai de latence pour les cancers varie entre vingt et quarante ans, de sorte que les victimes ne font pas toujours le lien entre le mal dont elles souffrent et les poussières d'amiante inhalées.
Mais Henri Pézerat ne se décourage pas. Les années passent et les alertes se multiplient. La thématique de la santé au travail émerge peu à peu et le chercheur est bientôt rejoint par d'autres personnalités : la sociologue Annie Thébaud-Mony, le toxicologue André Cicolella, le professeur de santé publique Bernard Cassou, le médecin du travail Dominique Huez, ou encore le cancérologue Jacques Brugère. Au sein de l'Association pour l'étude des risques du travail (Alert), créée en 1987 à la suite de la parution de l'ouvrage Les risques du travail
ils accumulent les connaissances scientifiques et les preuves de la dangerosité de l'amiante, mais font le constat que la structure de l'Alert n'est pas suffisante pour mener seule le combat. C'est donc assez logiquement qu'ils se tournent vers la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (Fnath), alors dirigée par Marcel Royez, et vers le nouveau collectif créé sur l'université de Jussieu, qui est animé par Michel Parigot (voir page 31).
Evolution de l'opinion publique
L'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva) naît le 8 février 1996 de la rencontre de cette triple mouvance. Sa composition, inédite, fait sa force. La même année, l'Andeva dépose sa première plainte au pénal et inonde les tribunaux des affaires de Sécurité sociale (Tass) de milliers de procédures en faute inexcusable des employeurs, coupables d'avoir fait respirer à leurs salariés des fibres d'amiante. L'opinion publique, alors traumatisée par l'affaire du sang contaminé, évolue sur ces questions. Elle est émue par l'ampleur de la catastrophe de l'amiante et ses dizaines de milliers de morts, qui n'ont pas tous été contaminés dans un cadre professionnel. Il y a aussi de l'amiante dans des écoles, des logements, des hôpitaux... Les médias s'emballent. Le 3 juillet 1996, au lendemain de la publication d'une expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) validant les chiffres de l'épidémie de cancers annoncée par l'Andeva, Jacques Barrot, ministre du Travail, et Hervé Gaymard, secrétaire d'Etat à la Santé, tiennent une conférence de presse : l'amiante sera interdit en France à compter du 1er janvier 1997. C'est la première grande victoire des victimes.
Le pouvoir politique prend enfin ses responsabilités. En 1998, il crée l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (Acaata). Inspirée d'un dispositif italien, elle permet aux travailleurs de l'amiante de cesser leur activité dès 50 ans. C'est aujourd'hui un des seuls dispositifs de préretraite subsistant en France et pouvant être qualifié de " porte d'entrée vers la réparation de la pénibilité ", selon Michel Ledoux, un des avocats de l'Andeva. Deux ans plus tard, le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva) voit le jour. Il consacre le principe de la réparation intégrale des victimes au terme d'une procédure simple et rapide. Deux avancées essentielles, " mais qui ne profitent qu'aux victimes de l'amiante ", déplore Arnaud de Broca, actuel secrétaire général de la Fnath.
L'ergotoxicologie, nouvel outil de prévention du risque chimique
Alain
Garrigou
ergonome
C'est probablement à l'ergonome Robert Villatte que l'on doit la première mention d'une approche " ergotoxicologique " concernant la prévention du risque chimique et cancérogène. Au milieu des années 1980, considérant que les normes d'exposition aux toxiques étaient davantage des points de repère que des certitudes de non-danger, il suggérait que la toxicité des produits soit " évaluée à partir de la prise en compte des caractéristiques des travailleurs qui sont exposés : âge, sexe, ancienneté au poste de travail, antécédents médicaux et, évidemment, activité de travail "
Dans les années 1990, cette démarche s'est développée et a été appliquée notamment à la prévention des expositions aux pesticides en milieu agricole ou à l'amiante sur les chantiers de déflocage. Il s'agit d'une pratique particulière de l'ergonomie, articulant l'analyse des activités de travail exposant à des produits chimiques avec la mesure d'indicateurs physiologiques, de concentrations de polluants ou de facteurs d'ambiances physiques. Cette articulation spécifique et la prise en compte des savoir-faire et représentations des travailleurs vis-à-vis du risque chimique ont permis de pointer et dépasser les limites du modèle classique de prévention, fondé sur le respect de normes d'exposition, son suivi par les acteurs de prévention et le port d'équipements de protection. L'approche ergotoxicologique permet en effet d'évaluer l'efficacité des mesures de prévention dans le cadre des situations de travail réelles, en ciblant les transformations à apporter aux process, à l'organisation du travail ou à la formation des travailleurs afin de réduire les expositions.
Les milliers de procédures lancées devant les Tass n'ont pas été vaines. Le 28 février 2002, sous la présidence de Pierre Sargos, la chambre sociale de la Cour de cassation rend des arrêts chocs. Alors que, pour bénéficier d'une indemnisation complémentaire au titre de la faute inexcusable, le salarié devait prouver l'existence d'une faute de l'employeur d'" une particulière gravité ", la Haute Cour donne un sérieux coup de barre en faveur des victimes : la faute inexcusable découle désormais d'un simple manquement de l'employeur à son " obligation de sécurité de résultat ". " C'est une révolution juridique qui bénéficie à toutes les victimes du travail ", se félicite Alain Bobbio, secrétaire national de l'Andeva.
La santé au-dessus du pouvoir de direction
Mais le président Sargos n'est pas pleinement satisfait. En 2005, devant la mission d'information des députés sur les risques et conséquences de l'exposition à l'amiante, il confie que ces décisions étaient conçues pour déclencher l'intervention du législateur afin que ce dernier consacre le principe de la réparation intégrale des accidents du travail et des maladies professionnelles, sans passer par la faute inexcusable. De réforme, il n'y en aura point. Seulement une décision du Conseil constitutionnel en date du 18 juin 2010, suite à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui permet, dans l'hypothèse où l'employeur a commis une faute inexcusable, d'obtenir l'indemnisation de l'ensemble des préjudices. Une avancée importante, car le système issu du Code de la Sécurité sociale ne couvrait pas jusqu'ici tous les dommages.
Si la Cour de cassation n'a pas convaincu le législateur, elle va pourtant continuer à décliner l'obligation de sécurité de résultat au niveau de l'indemnisation. Le 11 mai 2011, elle reconnaît ainsi l'existence d'un préjudice d'anxiété pour les salariés qui ont été exposés à l'amiante mais dont la maladie ne s'est pas encore déclarée. Cette " situation d'inquiétude permanente " mérite, selon elle, réparation. Pour Michel Ledoux, ce préjudice peut être " dupliqué " pour d'autres expositions professionnelles.
Mais surtout, l'obligation de sécurité de résultat va migrer : de l'indemnisation, elle englobe à présent la prévention. Le juge est désormais autorisé à suspendre une nouvelle organisation du travail dangereuse pour la santé des salariés (arrêt Snecma, mars 2008). La santé au travail surplombe tout, y compris le sacro-saint pouvoir de direction de l'employeur. Dans une affaire de harcèlement moral avéré (février 2011), l'employeur est condamné, alors même qu'il a pris des mesures pour faire cesser ces agissements. Pourquoi ? Parce que la réalisation du harcèlement signe l'échec de la prévention. Or l'employeur doit faire régner dans son entreprise un climat sain. Il n'a plus le droit à l'erreur.
Réactivation du rôle de l'Etat
Et les pouvoirs publics, dans tout ça ? Si le lobbying des industriels est souvent pointé du doigt, les pouvoirs publics sont accusés d'avoir laissé faire. Et le 3 mars 2004, le Conseil d'Etat condamne l'Etat, qui n'a pas diligenté de recherches pour évaluer les risques en matière d'amiante et a tardé à prendre des mesures pour limiter, voire éliminer les dangers. C'est un coup de semonce pour le gouvernement, qui adopte dans la foulée le premier plan santé-travail (2005-2009). Selon le directeur général du Travail, Jean-Denis Combrexelle, " avant l'arrêt du Conseil d'Etat, le pouvoir politique avait déjà pris conscience de l'importance de la thématique de la santé au travail ". Il en veut pour preuve la publication, quelques années plus tôt, de trois décrets fondamentaux : le premier, du 5 novembre 2001, impose aux employeurs d'évaluer les risques dans leur entreprise et de les recenser dans un document unique ; les deux autres, du 1er février 2001 et du 23 décembre 2003, visent à assurer respectivement la prévention des risques cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) et celle du risque chimique.
Des textes essentiels, certes, mais difficiles à faire respecter. A cet égard, le premier plan santé-travail prévoit une hausse des effectifs de l'Inspection du travail (700 emplois créés). L'effort est louable, mais insuffisant. A partir de l'année 2005, plusieurs campagnes de contrôles, menées conjointement par le ministère du Travail, la Caisse nationale d'assurance maladie et l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) sur les chantiers de désamiantage et portant sur l'exposition aux produits CMR ou aux poussières de bois, montrent des failles sérieuses dans l'application des réglementations censées protéger la santé des salariés. En cause notamment, la faible probabilité pour les entreprises d'être contrôlées et l'aspect peu dissuasif des sanctions encourues.
Reste l'autre domaine où l'Etat a failli, et où les pouvoirs publics cherchent à corriger le tir : celui de l'expertise scientifique. Le CPA n'était qu'un vaste conflit d'intérêts. Plus embêtant, l'INRS, largement dominé par des organisations patronales soucieuses de protéger les intérêts des entreprises, est mis en cause pour son manque d'impartialité. Un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), en 1999, critique sévèrement " un organisme dénué d'ambition et de transparence ", obligeant ainsi les partenaires sociaux à réformer sa gouvernance. Cela n'empêchera pas les pouvoirs publics de vouloir disposer de leur propre outil d'expertise et d'évaluation des risques. La création de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset), devenue Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) après sa fusion avec l'Agence de l'alimentation, constitue ainsi un des axes forts du premier plan santé-travail. Longtemps négligée, la santé au travail est devenue une affaire d'Etat. Pour le politologue Emmanuel Henry, le scandale de l'amiante " l'a fait entrer dans le champ de la santé publique "