Au travail, les journées de Vincent
sont rythmées par les commandes des magasins qui s'approvisionnent dans son entrepôt logistique. « Je réceptionne la marchandise et, dans les 24 heures, elle doit être prête à partir chez nos clients, relate ce cadre du groupe Carrefour. Dès qu'on a connaissance des commandes, on se met à organiser la journée du lendemain. » Mais d'autres temporalités se greffent à ce rythme : « En tant que directeur, je dois aussi régler les problèmes du quotidien, préparer la semaine à venir, recruter des intérimaires pour trois semaines plus tard, me soucier du budget de l'année à venir… » Le secteur de la logistique impose à ses salariés, managers comme opérateurs, « une forte capacité à supporter la pression du temps », observe Vincent. Mais chez les premiers, passer sans cesse d'une activité à l'autre s’ajoute à l’exigence de travailler dans le flux. « Un chef d'équipe peut facilement sauter 30 ou 40 fois d’une tâche à l’autre dans la journée », note le directeur. Stimulant… mais aussi épuisant. « A la longue, ces contraintes fatiguent. » Vincent est donc en train d'évoluer vers un poste qui implique « moins de sollicitations quotidiennes ».
Empêchés d’aller au bout des choses
Dans leur livre Le travail pressé, pour une écologie des temps de travail
, les ergonomes Corinne Gaudart et Serge Volkoff décrivent un monde du travail marqué par le « modèle de la hâte » (voir le premier article du dossier). Les « chefs » n’y échappent pas. « La fonction de manager est une de celles où l’on est le plus pris par le temps, où l’on est sans cesse sous contrainte et empêché d’aller au bout des choses, assure Pascal Ughetto, professeur de sociologie à l’université Gustave-Eiffel (Marne-la-Vallée). Le manager travaille en coordination avec une grande variété d’interlocuteurs, dans et hors de l’organisation. Il est l’objet de multiples sollicitations. »
Ces dernières décennies, plusieurs évolutions ont accru les contraintes temporelles qui pèsent sur les encadrants. « Les nouvelles technologiques, la multiplication des messageries et des applications, nous rend disponibles à tout moment, souligne Maxime Legrand, secrétaire national Travail, organisation et santé de la CFE-CGC. La flexibilisation et le recours à l'externalisation augmentent le nombre des interlocuteurs et le reporting. » Pour Pascal Ughetto, cette charge du reporting tient au rôle joué par les directions fonctionnelles (ressources humaines, finances, marketing, informatique…) : « Elles mettent en place de plus en plus d’outils, normes et procédures dont le suivi passe par des indicateurs chiffrés, décrit-il. Les services qui sollicitent les managers n’ont pas l’impression de demander la lune, mais produire une information fiable prend du temps. » Pendant ce temps-là, les autres tâches ne s’interrompent pas. « D'un côté, l'encadrant voit son agenda dicté par les outils de gestion ; de l'autre, il est rappelé au réel car la porte de son bureau reste ouverte sur le monde du "faire" », écrivent les auteurs du Travail pressé.
Aléas du « mode projet »
Les sous-effectifs dans de nombreux services rendent encore plus périlleux de mener tout de front. Par ailleurs, les tâches d’encadrement sont de plus en plus confiées à des salariés dont le management n’est pas l’activité principale et qui ne bénéficient pas du statut cadre. « Le fonctionnement en "mode projet" fait que l’on vous donne la responsabilité non pas d’une personne mais d’une tâche, remarque Jérôme Chemin, secrétaire général adjoint de la CFDT Cadres et délégué syndical chez Accenture. Vous allez changer parfois quatre ou cinq fois d’équipe, ce qui demande autant de temps pour s’installer, assoir son autorité de façon naturelle, animer un collectif. »
Pour faire face, les managers élaborent des stratégies. « Ils s'aménagent des plages de travail tôt le matin avant l'arrivée des agents, sur la pause déjeuner et tard le soir après la fermeture pour "travailler tranquillement" sur des dossiers "à fort enjeu" qui leur incombent directement, ou pour lire les notes qui affluent sans cesse, pratiquement une par jour, et qu'ils auront à charge de faire appliquer », observent Corinne Gaudart et Serge Volkoff. La pression du temps impose aussi d’arbitrer. « Chaque manager se construit sa conception des priorités, explique Pascal Ughetto. Ils apprennent que toutes les sollicitations ne sont pas à prendre au pied de la lettre : une manière de gérer, c'est de mettre des sujets de côté jusqu’à ce qu’ils s'épuisent d'eux-mêmes. »
Une autre est de déléguer. « Des managers apprennent à faire confiance à leur équipe pour la faire monter en puissance, mais cela demande du temps, poursuit le sociologue. C’est aussi parce que ce temps leur manque qu’ils préfèrent faire eux-mêmes. » Et la hâte que subissent les chefs génère de la souffrance au travail. « Entre les réunions, les visioconférences, les cadres ont l'impression d'un trop-plein qui leur fait perdre en disponibilité intellectuelle et relationnelle », constate Maxime Legrand. Certains tolèrent une forme de travail dégradé, prennent du recul et se disent qu’il ne s’agit que d’un métier, mais d’autres tombent malades et quittent leur fonction, confirme Jérôme Chemin. De plus en plus de jeunes ne veulent plus manager pour quelques euros et des millions d’ennuis supplémentaires. » Les salariés sous leur responsabilité en subissent aussi les conséquences.
La chasse aux temps morts
Ergonome en post-doctorat au laboratoire Pactes à Grenoble INP, Lucie Reboul a réalisé une enquête sur les « régulateurs » d’une compagnie aérienne : ces techniciens qualifiés optimisent les plannings des agents de terrain pour limiter les temps morts entre leurs tâches (accueil des clients à l’embarquement et à l’atterrissage, gestion des bagages) dans un secteur où des imprévus surviennent en permanence. « Les régulateurs, qui supervisent entre 30 et 70 agents, effectuent un travail de prévention car ils adaptent les plannings en fonction des caractéristiques de santé et de compétence des agents », note Lucie Reboul. Mais quand la pression du temps s’accélère, « les critères pris en compte dans l’élaboration des plannings sont ramenés au plus urgent et aux objectifs de production. Par exemple, on va mettre un agent expérimenté sur une tâche qui demande une qualification élevée alors qu’il a une restriction médicale et que la tâche n’est pas adaptée à son état », illustre-t-elle. Les régulateurs admettent n’avoir parfois pas d’autre choix que de « faire courir les agents » : « On va mettre une personne sur un embarquement et juste après, une arrivée. Elle va arriver en retard et accueillir le client sans avoir les bonnes informations. Cela la met en défaut et nuit à la qualité de la relation de service. »
A l’issue de son enquête, l’ergonome a recommandé la mise en place de groupes de travail pour faire prendre conscience du rôle des régulateurs en matière de santé au travail et des obstacles qu’ils rencontrent. « Il faut favoriser les discussions entre pairs, trouver du temps pour échanger sur les pratiques managériales », plaide aussi Maxime Legrand. Car le jonglage permanent de ces salariés pour faire coexister leurs multiples objectifs et impératifs est souvent invisible. « Une partie de leur activité ne consiste pas seulement à passer d’une sphère ou d’une temporalité à l’autre, mais à les articuler, à les prioriser et à arriver à créer malgré tout une cohérence dans leur travail, sous peine de perdre pied », résume Johann Petit, maître de conférences en ergonomie à Bordeaux INP. Le chercheur, qui « prescrit » parfois de nouvelles missions aux encadrants, par exemple en matière de prévention, à l’issue de ses interventions dans les entreprises, prévient : « Quand les managers se montrent récalcitrants et nous disent qu’ils ont plus important à traiter, c’est parfois vrai. Ils ne voient plus de possibilités de faire un travail de qualité avec toutes ces contraintes. Il n’y a alors pas d’autre solution que de leur retirer des tâches. »