Dans son appartement de Nancy, les dossiers qui envahissent couloir et salon témoignent de l'intense activité du Dr Lucien Privet. Les victimes d'accidents du travail ou de maladies professionnelles peinant à obtenir l'indemnisation adéquate des atteintes à leur santé comptent sur cet homme de 68 ans, qui tient plus d'une dizaine de permanences dans l'Est, mais aussi à Paris, Dunkerque, Saint-Nazaire, Nantes et Le Havre. " J'étaye les dossiers des victimes par des argumentaires médicaux précis, afin qu'elles obtiennent un bon taux d'IPP [incapacité permanente partielle, NDLR] devant le tribunal du contentieux de l'incapacité ", explique ce " croisé " de la réparation.
Lucien Privet est vraiment un drôle de toubib. Issu de la classe moyenne lorraine, ancien séminariste, il exerce d'abord comme pédiatre. Une rencontre avec des maoïstes s'intéressant aux conditions de travail le fait changer de voie. En 1977, il mène avec eux une étude sur les problèmes respiratoires des mineurs de charbon et en tire une thèse. Il poursuit ces enquêtes de terrain pour la CFDT, à La Poste, la SNCF, chez SEB ou des sous-traitants de l'automobile. Et tombe sur les troubles musculo-squelettiques (TMS). Il est un des premiers à écrire un article, en 1986, sur le syndrome du canal carpien. " Lucien faisait de la prévention et de la vulgarisation auprès des équipes syndicales en entreprise. Je me souviens de ses brochures sur les TMS à la fin des années 1980 : elles disaient déjà tout ", raconte François Dosso, mineur retraité et ancien représentant CFDT à la Commission des maladies professionnelles.
Indignation et rigueur scientifique
En 1989, le voilà - entre autres - conseiller au ministère du Travail sur les tableaux de maladies professionnelles. Rapporteur du tableau sur la byssinose, l'affection pulmonaire des ouvriers exposés aux poussières de coton, le Dr Privet est aussi l'artisan de celui sur la broncho-pneumopathie chronique obstructive touchant les mineurs de charbon. En 1991, il participe aux réunions sur la révision du tableau 57 relatif aux TMS, qui aboutit à une meilleure reconnaissance. Les modifications préconisées aujourd'hui le font bondir : " Ceux qui les défendent n'ont visiblement pas de réflexion approfondie sur les TMS. Que les maladies concernées soient davantage précisées, pourquoi pas, bien que les calcifications aient été passées à la trappe sous la pression du patronat. Mais ce qui ne va pas, c'est la réduction du champ des expositions professionnelles : cela contredit complètement les observations sur le terrain ! Autant dire que la reconnaissance des TMS est en danger. "
Aux yeux de François Dosso, Lucien Privet est avant tout " un indigné ". Pour sa part, Marie Pascual, médecin du travail, considère qu'" il est engagé dans la défense des victimes du travail, mais avec la rigueur et l'exigence du scientifique qu'il est, cherchant à mettre en évidence le poids des facteurs professionnels, ce qui le rend très critique vis-à-vis d'un système d'expertise médicale qui n'a de cesse de le minimiser ". Rien ne le heurte plus que l'injustice, quand les salariés n'obtiennent pas les taux d'IPP qu'il a jugé nécessaires en tant qu'expert. Se laisse-t-il parfois emporter par son militantisme ? " Il y a des barèmes indicatifs que j'analyse favorablement, mais sans demande inconsidérée. Car j'ai une éthique. Le système de reconnaissance est idéologique et, dans cette bataille, les médecins-conseils et experts, dont les positions sont conservatrices, voire archaïques, ne sont pas du côté des victimes. Je me sens plutôt seul dans ce combat... " Ce que regrette François Dosso : " Lucien est unique... Il faudrait le cloner ! "